Ce goéland est un emblème local. Envahissant mais attachant, cet oiseau sauvage fait partie de la vie des Marseillais. Il est l’anti-héros d’une enquête sur scène de Stéphanie Harounyan, menée avec le «Climat Libé Tour».
Transcription de l’enquête sur scène du 16 décembre
Vous l’avez sûrement croisé aujourd’hui. Dès le matin, en bande organisée le long des quais du Vieux-Port, collant au train des bateaux de pêche. Ou plus loin, en embuscade sur la plage, à l’affût d’un sandwich à voler. Ou encore en venant ici, trônant tout fier sur le couvercle d’une poubelle bien garnie.
Corrigeons d’emblée une erreur classique : ce n’est pas une mouette, mais un goéland leucophée. Dans le Sud, on l’appelle plutôt le «gabian», son nom occitan. Certains diront au contraire qu’on le connaît un peu trop bien. Voire le jugerait limite envahissant, et c’est bien là le problème…
Puisqu’on est lancé dans la séquence « ornithologie » pour les nuls, examinons le volatile de plus près. Pour un oiseau, c’est une belle bête : jusqu’à 158 cm d’envergure, un plumage blanc immaculé cédant aux gris sur les ailes – les plus jeunes, eux, sont entièrement gris – et un bec jaune maquillé d’une touche de rouge à l’extrémité. C’est d’ailleurs ce détail qui distingue le goéland leucophée, le sudiste, du goéland argenté, son cousin d’Atlantique. L’argenté a des pattes roses-grises, le leucophée des pattes jaunes. Et surtout, le sudiste a le rouge au bec qui déborde.
S’il niche sur l’ensemble du littoral méditerranéen, c’est Marseille qui accueille la plus grande population de l’espèce en Europe. Un oiseau désormais omniprésent dans notre ciel. D’une centaine de couples au début du XXe siècle, essentiellement concentrés vers l’archipel de Riou face aux calanques, ils seraient aujourd’hui 12 000 couples, toujours installés sur les îles de la rade, mais désormais aussi sur les toits de la ville.
Un colocataire encombrant
Un emblème de Marseille – c’est même celui choisi par nos confrères du site d’informations Marsactu! – mais il bénéficie d’une cote à géométrie variable auprès des habitants de la ville, à en croire le nombre de plaintes le concernant enregistrés ces dernières années : entre août 2022 et août 2023, la municipalité, qui a en charge de la gestion des animaux sur le territoire communal, a ainsi dû intervenir 348 fois suite à des signalements de gabians trop bruyants.
Trop bruyants, voire carrément intimidants en période de reproduction et d’élevage des jeunes, c’est-à-dire de mars à juillet, quand les goélands se transforment en parents énervés en cas d’approche de leur nid. L’épicentre des confrontations se situe logiquement sur les îles du Frioul et du Château d’If, leur terrain de jeu préféré, où chaque été, les happenings de goélands laissent un souvenir impérissable aux hordes de touristes… Mais les conflits surgissent parfois aussi sur la terre ferme, comme le montre cette cartographie des plaintes dressée par la Ville de Marseille, à partir des signalements enregistrés via son service Allô Mairie.
Logiquement, on voit que ce sont les îles et les zones proches du littoral qui sont les plus concernées, de la Pointe-Rouge à l’Estaque, avec des poussées jusqu’au centre proche du Vieux-Port, voire jusqu’au 14e arrondissement.
Cette géographie du gabian, Anaël Marchas, médiateur juridique à Marseille pour la Ligue de protection des Oiseaux (la LPO), la connaît bien. En ville, il a des lieux de prédilection : « Le goéland leucophée va apprécier de se retrouver à proximité de sites favorables en terme de tranquillité pour la nidification et également au niveau de l’alimentation sur les toits plats de nos immeubles où il y a des couches de gravier », et des poubelles en contrebas. Une intervention sur un nid n’est pas possible, car c’est une espèce protégée selon une directive européenne.
En France, l’atteinte à une espèce protégée peut être punie jusqu’à 3 ans de prison et 150 000 euros d’amende, selon le code de l’environnement. Mais il se veut rassurant sur les cas d’attaque : « Un gabian en colère, c’est énormément de bluff », explique-t-il en début d’interview.
On a le gabian qu’on mérite
Depuis quand le gabian squatte-t-il nos toits ? En France, les premières observations de ce phénomène remontent à la fin des années 70. En matière de récolte de données, les Bretons sont les plus organisés. L‘association de protection de l’environnement Bretagne Vivante a ainsi réalisé un rapport très complet en 2019, qui porte à la fois sur le goéland argenté, le cousin d’Atlantique, et le leucophée, qui nous est plus familier. Cette étude, qui s’appuie sur les observations menées depuis plusieurs décennies, permet de mieux comprendre cette colonisation des espaces urbains sur le territoire français.
En Méditerranée, les goélands leucophée s’installent dans plusieurs villes de la côte au cours des années 80. Le premier cas est repéré à Fos, en 1975 : un nid de trois œufs est découvert sur le toit d’une aciérie, en pleine zone industrielle. À Sète, en région Occitanie, les premières données disponibles datent de 1982, on compte alors une dizaine de couples nicheurs, principalement près des zones portuaires.
S’ils semblent préférer la Méditerranée pour sa reproduction, on retrouve aussi quelques traces de notre gabian local nichant dans des villes de la côte atlantique, comme à Lorient par exemple, où son cousin le goéland argenté règne en maître. Plus surprenant, on retrouve aussi notre oiseau marin dans les terres intérieures, leur progression suivant le fil des fleuves et des cours d’eau.
Présent dans plus de soixante villes
À Toulouse, par exemple, le goéland niche depuis 1985 sur des bâtiments historiques. À Lyon, il est installé depuis les années 2000. On le croise encore à Paris, où le premier nid est repéré en 1993, et on l’observe même jusqu’en Alsace.
Dans les années 2000, le goéland leucophée a ainsi investi plus de quarante départements français. S’il est très difficile de s’appuyer sur des chiffres, le recensement en milieu urbain étant plus complexe, l’étude bretonne table sur une soixantaine de villes colonisées en France par des gabian nicheurs.
À Marseille, le premier cas de gabian des villes aurait été observé au début des années 90, près du marché de la Plaine. Mais l’oiseau n’a pas hésité à pousser jusqu’à Aix, où son arrivée, notamment dans le quartier résidentiel d’Encagnane, n’a pas fait que des heureux, comme le rapporte un reportage de BFM réalisé en 2017 auprès du collectif joliment baptisé « Vos gueules les mouettes » !
Certes, les mesures de protection mises en place dès les années 70 ont contribué à maintenir la population de goélands, mais nous sommes probablement les premiers responsables de leur prolifération temporaire.
Temporaire car si leur nombre tend à diminuer, les gabians ont connu leur Trente glorieuses : à partir des années 70 et jusqu’aux années 2000, leur démographie a explosé jusqu’à atteindre 23 000 couples au recensement quinquennal de 2005.
Le bipède s’adapte à nos habitudes
Hasard du calendrier? Au même moment, c’est aussi le début de l’abondance dans notre assiette : l’industrie agro-alimentaire tourne à plein régime, la société de consommation étend son emprise sur nos repas quotidiens. On achète, on mange, on gaspille surtout, et le surplus se retrouve dans les poubelles ou les décharges à ciel ouvert. Le gabian, qui jusque-là se contentait du poisson, est un animal opportuniste dans son alimentation.
L’espèce est très « plastique » et face à cette abondance de nourriture mise à disposition, elle s’est adaptée. Un buffet à volonté et à ciel ouvert, pourquoi s’en priver ? C’est comme ça que l’espèce s’est mise à squatter nos marchés, et surtout nos décharges. La gargantuesque décharge d’Entressen près de Saint-Martin-de-Crau, là où partaient mourir les poubelles marseillaises, a ainsi contribué à nourrir des générations de gabians jusqu’à sa fermeture définitive en 2010. Il en reste d’autres toujours en activité, et ce sont vers elles que s’envolent chaque matin les goélands que vous voyez passer, volant en V.
L’augmentation des ressources alimentaires a fait exploser la démographie du volatile, qui logiquement s’est retrouvé un peu à l’étroit sur ses îles. Alors pourquoi faire le trajet ? Autant s’installer sur place ! Pour les scientifiques, c’est certainement cette situation d’abondance de ressources qui a contribué à l’arrivée de colonies dans nos villes. Nos destins sont si liés que c’est justement le durcissement de la législation sur les décharges, qui a entraîné la fermeture de plusieurs sites dans les années 2000, qui va littéralement décimer les troupes. Et expliquer que depuis une dizaine d’années, la population de goélands tend à diminuer, justifiant plus que jamais son classement comme espèce protégée.
Menacé par les détritus
Cette ingestion de « junk food » a aussi des conséquences sanitaires pour l’espèce. Jusqu’à quel point? C’est justement le travail que mène l’équipe dirigée par Karen McCoy, spécialiste en écologie évolutive au CNRS. L’étude baptisée Ecodis, menée en collaboration avec la Tour du Valat en Camargue, s’intéresse à l’impact des polluants et autres parasites sur la démographie du gabian.
Depuis 2021, ils posent des balises sur plusieurs individus, notamment dans des colonies des îles du Frioul, et ils analysent ensuite leurs déplacements, pour mieux comprendre leur comportement. Les scientifiques s’intéressent aussi aux pelotes, ces boules régurgitées par l’animal, et notamment aux quantités de plastiques qu’elles contiennent qui sont souvent des restes d’emballages.
Du fait de la présence de l’oiseau en ville, les chercheurs travaillent aussi sur les risques de transmission d’agents potentiellement infectieux pour l’homme, même si, pas de panique : pour l’heure, c’est plutôt l’homme qui empoisonne le goéland avec ses déchets… Au-delà des conséquences sur l’espèce elle-même, c’est tout un écosystème qui se voit modifié par les virées urbaines du gabian.
Alain Mante, responsable du secteur archipel au Parc national des calanques, raconte les saisons et les habitudes de ces oiseaux. Plusieurs milliers de jeunes en vol ont été bagués pour être étudiés. Ils peuvent se déplacer jusqu’au Havre ou en Espagne. Les adultes reviennent chaque année nicher sur leur territoire. En été, ils ont leur « zone de villégiature » dans le bassin parisien ou sur les bords de la Loire. Des comptages sont même faits sur les décharges d’ordures ménagères. « Ils connaissent l’heure de livraison », s’étonne-t-il durant l’entretien sur scène. Sur les îles du Frioul, les gabians apportent de la matière organique et enrichissent le sol. De nouvelles espèces de plantes se développent et ont tendance à « étouffer la flore endémique » sur les îles. « On se retrouve avec un déséquilibre écologique », souligne Alain Mante. Les employés du Parc national des calanques ont pris l’habitude de rassembler les sujets de nos galettes des rois amenés par les gabians dans une cabane sur l’île de Riou. C’est désormais une véritable crèche.
Comment mieux cohabiter?
Le dernier recensement national des oiseaux marins nicheurs en France, qui a été réalisé sur la période 2020-2022, classe le goéland leucophée en espèce à « préoccupation mineure », mais montre tout de même que la tendance pour ses effectifs est à la baisse, notamment sur nos îles marseillaises. Puisque comme on l’a vu, nos comportements excessifs ont très largement contribué à l’installation en ville du gabian, c’est à nous, maintenant, de résoudre l’équation de la cohabitation. À nous, ou plutôt aux municipalités, sur qui atterrit la lourde tâche.
Pas si simple, de gérer les mécontents du vacarme, les conséquences sanitaires, comme les os disséminés un peu partout sur la chaussée ou coincés dans les gouttières, les cadavres de rats ou de pigeons pris pour proie, les toits abîmés. Et surtout prévenir toutes prises de bec, si bénignes soient elles, tout particulièrement dans les zones sensibles, comme les hôpitaux ou les écoles.
Il y a aussi ce cas très concret, posé en septembre 2022 en conseil municipal, d’un bâtiment du conseil départemental, situé quai d’Arenc. L’agressivité des goélands nichant sur le toit aurait gêné des opérations de maintenance sur des tours aéroréfrigérantes situées au même endroit, une manœuvre d’autant plus nécessaire que le site est classé ICPE, c’est-à-dire susceptible de présenter un risque pour l’environnement.
« Une équilibre assez difficile à respecter »
Complexité supplémentaire, impossible, pour les municipalités, de traiter le goéland comme un vulgaire nuisible, puisque c’est une espèce protégée. D’autant plus que les scientifiques ont constaté que les effectifs des colonies urbaines de goélands gagnaient progressivement en proportion sur celles des milieux naturels. En Bretagne, Lorient est même devenue la plus grande colonie de goélands argentés, tous milieux confondus. Les villes qu’ils ont investies ont donc désormais une grande responsabilité pour assurer la préservation de l’espèce. Alors, que peut-on faire ?
Pour Christine Juste, adjointe au maire de Marseille en charge de l’Environnement, a la charge de gérer nos problèmes de cohabitation avec le gabian, tout en assurant la préservation de l’espèce. « C’est un équilibre assez difficile à respecter, commence l’élue. Malheureusement, c’est à cause de nous que nous devons réguler. Nous leur avons donné des open bars, des poubelles ». Parmi les techniques de régulation, il est possible d’utiliser un produit sur les œufs pour les rendre stériles. « Le nourrissage, c’est le sujet. On bouleverse des comportements, poursuit-elle. J’ai promulgué un nouvel arrêté anti-nourrissage. Cela vaut pour tous les animaux sauvages : pigeons, renards, sangliers, gabians ».
Interrogé sur les actions des municipalités, Alain Mante, responsable du secteur archipel au Parc national des calanques, explique la complexité de connaître les populations de goélands en ville. « Il faudrait accéder aux toits des bâtiments », raconte-t-il, pour identifier des sites problématiques près des écoles ou des hôpitaux. En mettant des installations spécifiques, avec une dérogation, il est possible de modifier l’habitat pour le rendre défavorable et les empêcher de revenir sur les mêmes zones.
Les gabians se partagent le territoire en quête de nourriture. Durant plus de dix ans, Fabien a tissé un lien très particulier avec un gabian qui venait se poser chaque jour sur le toit de son stand de poissonnier, sur le marché du Prado. L’oiseau, qu’il avait baptisé Ferdinand, n’avait qu’une patte, le résultat d’une bagarre avec un de ses congénères, croit savoir Fabien.
Chaque midi, Ferdinand attendait que Fabien remballe son stand pour venir récupérer quelques restes de poissons bien frais, même si c’est vrai, on insiste, ce n’est pas bien de nourrir les animaux sauvages. Depuis trois mois, Ferdinand n’est plus revenu. Un jeune couple l’a remplacé sur le toit du poissonnier, et le manège a repris, comme il l’explique dans cette vidéo « Les nouveaux gardiens », ironise-t-il.
Mon gabian à moi vit dans le quartier du Camas, en plein centre-ville. Chaque soir, il fouille la poubelle en bas de ma rue. Il aime surtout rester au milieu de la chaussée. Et quand une voiture arrive face à lui, il la regarde, sans bouger d’abord, puis semble faire exprès de finalement se déporter très lentement sur le côté.
À Marseille, à Lorient, à Toulouse ou à Paris, vous avez peut-être le vôtre, vous aussi. On a finalement le gabian que l’on mérite, en somme. Lui a montré au fil des décennies qu’il savait s’adapter. Pas nous? En tout cas, lui insiste beaucoup…
Stéphanie Harounyan