1983-2023

Partie 3 : La mémoire d’une mobilisation non-violente

Quarante ans après la Marche, la lutte contre les violences policières est toujours d’actualité. Le chercheur Foued Nasri analyse l’impact de « la mère des marches » anti-racistes en France depuis 1983.

Publié le 2 Nov 2023

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Dernière mise à jour le  7 Nov 2023  à  7h19.

Transcription :

La Marche de 1983 a été une prise de conscience politique, qui a permis de fédérer des militants, d’avoir un symbole. D’autres drames se poursuivent comme la mort de Thomas, à Vaulx-en-Velin en 1990, percuté par une voiture de police, qui a enclenché des scènes de révolte dans le quartier du Mas du taureau ; Ibrahim, à Marseille, en 1995, tué par un colleur d’affiches du Front national ; Zyed et Bouna, 17 et 15 ans, morts dans un transformateur électrique après une course-poursuite avec la police, à Clichy-sous-Bois en 2005. Après ce dernier drame, trois semaines de violences ont secoué le pays et révélé les fractures sociales. La presse les surnomme  « les émeutes »  des banlieues. En 2016, la mort d’Adama Traoré, tué dans une caserne de gendarmerie du Val d’Oise, est encore au cœur du combat du comité Vérité pour Adama, qui porte en France le mouvement Black lives matter né aux États-Unis.

L’opinion publique est marquée par ces vies enlevées. Des jeunes sont parfois roués de coups gratuitement comme l’affaire Maria ou Hedi à Marseille, le crâne détruit.

Il y a une autre prise de conscience de l’ampleur des violences policières, qui touchera une population beaucoup plus large, pas seulement les jeunes des quartiers dits populaires, lors du mouvement des Gilets jaunes, débutés en novembre 2018 pour dénoncer la hausse du niveau de vie. 

Dès le début de ce mouvement et pendant deux ans, le journaliste David Dufresne, a recensé près de 1 000 signalements de violences policières dans son enquête pour Mediapart, dans différentes manifestations, dont des dizaines de personnes mutilées, éborgnées et quatre morts.

De son côté, le ministère de l’intérieur recense environ 2 500 blessés parmi les manifestants, plus de 2 000 chez les policiers et gendarmes, dans un bilan de juin 2020.

 Un point de bascule

Le maintien de l’ordre « à la française » est dénoncé depuis des années, avec ses interpellations abusives, les contrôles au faciès, le manque de formation des policiers et l’usage disproportionnée de la force, avec ces armes qui mutilent comme les lanceurs de balles de défense, qui tuent parfois. Le bilan humain est lourd pour notre démocratie. Les gouvernements successifs, sous pression  de certains syndicats de police, s’interdisent de prononcer ce terme la plupart du temps

Depuis des années, les forces de l’ordre réclament de leur côté de meilleures conditions de travail. Des syndicats de police se défendent en dénonçant la radicalisation des manifestants en face et l’escalade de la violence face à leurs agents.

En 2022, 38 personnes ont trouvé la mort suite à une mission de police, dont 13 dans un véhicule en mouvement, selon un rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), sorti fin septembre. Le cas de Nahel, tué dans une voiture lors d’une interpellation de police fin juin, fera partie des statistiques en 2023. Face à ce constat, une réforme profonde de la police est attendue.

En ce qui concerne le discours extrémiste, il a évolué. Le contexte n’est plus le même qu’en 1973. Un glissement s’est opéré, avec au départ l’expression d’une haine à l’encontre des descendants d’immigrés, puis, petit à petit, contre la communauté dite musulmane, en oubliant que l’on parle de citoyens français. Ces dernières années, les crimes et délits racistes, xénophobes ou antireligieux ont augmenté, selon le ministère de l’intérieur.

La multiplication des marches et la récupération politique

 L’histoire semble bégayer. La Marche de 1983 n’est pas la première ni la dernière des mobilisations anti-racistes. Elle est perçue comme la matrice, « la  mère des marches pacifiques » en France, notamment par Foued Nasri, docteur en sciences politiques et chercheur associé au centre Max Weber, un laboratoire de sociologie.

 « En 1983, en raison du succès médiatique, politique et symbolique de la Marche, différents acteurs vont se réapproprier ce genre d’actions avec la marche Convergences 84, explique Foued Nasri. En 1984, ce ne sont plus des marcheurs mais des rouleurs en mobylettes qui vont partir de cinq endroits différents de la France, avec des cortèges de différentes communautés immigrées ».

En 1985, deux marches concurrentes sont lancées. «  D’un côté, la marche pour les droits civiques organisée par des associations de descendants d’immigrés, reprenant ce modèle de la marche contestataire. De l’autre, la marche lancée par SOS Racisme, qui va arriver le 7 décembre 1985, avec l’organisation d’un concert géant ».

SOS Racisme est accusé de « récupération politique » par les premiers marcheurs.  « Tout le capital politique de cette marche va être accaparé par SOS Racisme. Cette possibilité est aussi due aux faiblesses et aux divisions du mouvement de descendants d’immigrés », précise-t-il. « Sos Racisme va devenir d’une certaine manière le champion de l’antiracisme, l’élément le plus important sur la scène politique et médiatique ».

D’autres groupes ne soutiennent pas forcément la Marche de 1983 comme Zaâma d’banlieue, un mouvement groupusculaire né de la rencontre de quatre jeunes femmes d’origine algérienne à Lyon. « Elles vont progressivement constituer un collectif et se rassembler, de différentes banlieues de l’est lyonnais, et organiser des concerts gratuits avec Carte de séjour, avec Rachid Taha, entre 1980 et 1982, détaille Foued Nasri sur scène. Elles vont se mobiliser contre les crimes racistes ».

Publiquement, ces militantes ne s’opposaient pas à la Marche mais « elles considéraient que la Marche était cornaquée par le prêtre Christian Delorme et le pasteur Jean Costil ». Foued Nasri poursuit : « Elles ne croyaient pas au concept de non-violence mais elles n’ont pas pris position politique et publique contre la Marche. Certains de ses membres se sont retrouvés à l’arrivée à Paris ».

« La Marche est une histoire peu connue »

Malgré cette étape historique dans la mémoire des luttes, le mouvement s’essouffle et tombe peu à peu dans l’oubli jusqu’aux commémorations des 30 ans. « La Marche est une histoire qui est peu ou pas connue, complète Foued Nasri. Lors de la commémoration de 2013, on a un nombre important de documentaires, d’évènements autour de la Marche et une implication de l’État qui avait financé des initiatives pour les 30 ans. Ça a été une occasion pour beaucoup de jeunes d’entendre parler de cette histoire ».

Le discours extrémiste évolue, d’abord contre la population considérée immigrée puis contre la communauté dite musulmane. « Ce qui est marquant, c’est la fin des années 1980. L’antiracisme va reculer en tant que thème au profit d’autres thèmes comme la gestion des flux migratoires, un déplacement du centre de gravité de la vie politique plus axée sur la droite et tout un discours autour du modèle français d’intégration », conclut le chercheur.

En 2023, pour la première fois, les marcheurs réunis au sein de la Coordination nationale des 40 ans de la Marche, sont reçus en mairie à Marseille notamment. Une reconnaissance attendue de longue date. Tout l’enjeu maintenant est de transmettre cette mémoire aux générations futures, et, pour eux, que la lutte contre les discriminations raciales devienne une grande cause nationale.

 Fin septembre, deux mois après la mort de Nahel qui a provoqué trois semaines de révolte en France, des milliers de personnes défilaient encore dans toute la France dans une grande marche unitaire pour « les libertés publiques, contre le racisme systémique et les violences policières ». À chaque marche antiraciste, unitaire ou marche blanche, la même question revient : combien en faudra-t-il encore ? 

Daphné Gastaldi


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