Transport maritime

La saga Saadé

En moins de 50 ans, la famille Saadé a fait de la CMA CGM le troisième armateur mondial. Une réussite due autant à son sens des affaires qu’à des législations particulièrement bienveillantes.

Publié le 18 Jan 2024

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Dernière mise à jour le  19 Jan 2024  à  11h40.

Le PDG Rodolphe Saadé dans son bureau à la tour CMA CGM. Marseille, le 26 sept 2018. Crédit : Patrick Gherdoussi / Divergence Images
Le PDG Rodolphe Saadé dans son bureau à la tour CMA CGM. Marseille, le 26 sept 2018. Crédit : Patrick Gherdoussi / Divergence Images

460 millions d’euros en 1994 (3 milliards de francs), près de 14 milliards en 2008 et 69 milliards environ en 2022. L’explosion du chiffre d’affaires de la CMA CGM marque la réussite industrielle de la famille Saadé, actionnaire à 73 % du troisième armateur mondial. « Jacques Saadé est arrivé d’un pays en guerre. Il ne partait pas de rien, mais il a commencé avec un bateau et a légué à son fils une entreprise qui vaut plusieurs milliards », résume de manière imagée une ancienne cadre de la multinationale.

Depuis l’année 2022 et l’annonce par la compagnie maritime de bénéfices exceptionnels, l’histoire est plus connue. Originaires de Lattaquié en Syrie, les Saadé sont issus d’une famille de commerçants fortunés. Suite à la nationalisation de l’économie par le président Hafez Al-Assad, elle s’exile en 1957 à Beyrouth. Vingt ans plus tard, c’est la guerre au Liban qui la fait fuir vers Marseille, où Jacques Saadé crée la compagnie maritime d’affrètement en 1978. « Jacques Saadé était un capitaine d’industrie, ce qui n’est pas péjoratif mais pas non plus positif. Il savait monter des coups », note un spécialiste d’économie maritime qui souhaite rester anonyme.

Mort en 2018, le fondateur de la CMA CGM a en effet eu du flair. Et pris des risques. Surnommé « Dieu le père », il parie sur les conteneurs à une époque où les autres opérateurs ne s’y intéressent pas, ou peu. Il a aussi initié de nouvelles routes maritimes dans les années 80. D’abord vers le golfe arabo-persique, au moment où les pétromonarchies sont en pleine croissance. Mais surtout vers la Chine. « En 1986, Jacques Saadé affrète son premier navire vers la Chine populaire et c’est le premier occidental à le faire. Le pays commence à s’ouvrir et à s’imposer comme l’atelier de l’Europe et des USA. Pour la CMA, c’est l’envol immédiat », rappelle le géographe Jean-Marie Miossec, auteur d’un ouvrage somme et bienveillant sur la compagnie maritime « Le conteneur et la nouvelle géographie des océans et des rivages de la mer » (L’Harmattan, 2016).

Deuxième armateur mondial en 2024

PDG depuis 2017, Rodolphe Saadé a lui diversifié l’activité du groupe vers la logistique sur terre et dans les airs. Il a notamment acheté en 2019 le suisse Ceva, sixième entreprise logistique mondiale, et créé Air Cargo. Avec l’explosion du marché des voitures électriques, le benjamin de la fratrie se positionne aussi sur le transport de véhicules, rappelle Jean-Marie Miossec. Le géographe, professeur émérite de l’université de Montpellier, assure que la compagnie devrait se hisser cette année à la deuxième place des armateurs mondiaux, derrière l’italo-suisse MSC et devant le danois Maersk.

Également propriétaires de médias, notamment avec les quotidiens La Provence et La Tribune, et porté par les résultats exceptionnels des années post-Covid 19 – plus de 40 milliards d’euros de bénéfices nets en 2021 et 2022 – le groupe et la famille Saadé sont devenus incontournables. « Aujourd’hui, ils sont sollicités par les milieux politiques, économiques, culturels, note Jean-Marie Miossec. En plus du savoir-faire, Rodolphe Saadé a développé le faire-savoir de l’entreprise ». C’est notamment le cas avec la politique environnementale du groupe.

Secteur particulièrement polluant avec son fuel lourd, le transport maritime est montré du doigt. Soucieux de son image et de celle de la CMA CGM, Rodolphe Saadé multiplie donc les annonces sur les investissements ou les partenariats de la CMA CGM pour décarboner ses bateaux. « Quinze milliards de dollars pour décarboner sa flotte et 1,5 milliard d’euros pour soutenir l’innovation à travers le fonds énergies PULSE, conduisant à une réduction de 1 million de tonnes de ses émissions de CO2 en 2023 », promettait par exemple en 2022 la communication du groupe.

Auteur de l’ouvrage Le Temps de la démondialisation (Le Seuil, octobre 2022), Guillaume Vuillemey, professeur de finance à HEC,  dénonce du « greenwashing ». « Aujourd’hui, on est très loin d’avoir des navires qui marchent de manière courante avec du bioéthanol ou de l’hydrogène. Ce sont des promesses très lointaines », développe ce spécialiste d’histoire-économique.

Face cachée de la réussite des Saadé

Plus généralement, Guillaume Vuillemey appuie sur le volet moins glorieux de la saga industrielle de la famille Saadé : une réussite qui repose sur des « normes extraordinaires », selon l’expression de l’économiste. C’est par exemple le cas des pavillons de complaisance. Comme Mediavivant l’a raconté dans son enquête sur scène sur le management à la CMA CGM, 95 % des quelque 600 navires de la compagnie maritime sont immatriculés dans des paradis fiscaux. En plus de fiscalités avantageuses, ces derniers offrent des réglementations allégées en matière sociale, environnementale ou de sécurité.

En France, la CMA CGM bénéficie aussi d’un régime fiscal particulier sur sa principale activité, le fret maritime, la taxe sur le tonnage. C’est-à-dire la capacité de transport des armateurs. Instaurée par l’Union européenne en 2003 pour garder ses armateurs concurrentiels, elle est beaucoup plus avantageuse que l’impôt sur les sociétés.

De Jacques Chirac à Emmanuel Macron, tout au long de son histoire, la CMA CGM a aussi bénéficié de la bienveillance des pouvoirs publics. En 1996, Jacques Saadé a acquis la CGM à prix cassé. En 2011, l’Etat français est entré au capital de la multinationale pour la renflouer. Il en détient toujours 3 % via la banque publique d’investissement. « La réussite de la famille Saadé s’assoie sur des normes extraordinaires et la concurrence entre États », insiste Guillaume Vuillemey. Contactée par mail, la multinationale n’a pas répondu sur ces points.

Résultat, le troisième armateur mondial participe très peu au bien commun. En 2022, le Sénat a calculé que les impôts payés par la CMA CGM correspondaient à seulement 2 % de ses 16,4 milliards d’euros de bénéfices nets. Pire, sa fondation, qui finance une chaire à l’Université Aix-Marseille ou des projets à Marseille, joue de son influence pour installer une privatisation des politiques publiques.

« Mais aucun responsable politique ne veut toucher à la CMA CGM », note Guillaume Vuillemey. Et Jean-Marie Miossec de rappeler : « Son activité est au cœur de la mondialisation économique, mais aussi des enjeux géopolitiques ou diplomatiques ».

Jean-François Poupelin


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