Transport maritime

Partie 2 – CMA CGM : « J’ai (très) mal au travail »

À la CMA CGM, le « management par la peur » entraîne une instabilité des salariés et un fort turnover.

Publié le 24 Jan 2024

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Dernière mise à jour le  9 Fév 2024  à  9h50.

Transcription

Fabrice* est arrivé à la CMA CGM parce que « de l’extérieur, c’était une belle boîte ». Je l’ai rencontré chez lui. Dans un coin de son bureau traîne une petite pancarte prémonitoire : « Il n’est pas obligatoire d’être fou pour travailler ici… mais ça aide. »

Vous l’avez compris, aujourd’hui Fabrice déchante. À l’image de près d’un tiers des avis sur la compagnie maritime laissés sur des sites de recherche d’emploi comme Indeed ou Glassdoor, il ne recommande pas son entreprise, m’a-t-il précisé, sauf peut-être à des jeunes sans enfant et très ambitieux. 

Par exemple, le 13 juin, un chef de produit en poste depuis plus de huit ans dénonce «un management des RH catastrophique ou inexistant », « un management par la peur généralisé » et aussi « une pression permanente du top management ».

Il y a quelques années, Fabrice aussi a été proche du burn-out. Lui ne s’est pas arrêté. Avec l’âge et l’expérience, il assure qu’il encaisse désormais mieux.

La pression dans son boulot vient autant de ses managers que de l’organisation ou la désorganisation du travail dans la compagnie maritime. Il y a aussi un problème de sous-effectif. Pour Fabrice, ça se traduit par des projets qui s’accumulent, avec des dates de rendu très rapprochées. Donc des périodes de travail particulièrement intenses. Il lui est impossible de terminer un projet sans exploser son temps de travail. Cela représente pour lui des centaines d’heures supplémentaires gratuites sur une année.

Tout est prioritaire

Pour illustrer cette pression, Elise*, sa compagne, m’a parlé du concept maison de « P0 », pour priorité 0. C’est le travail qui lui tombe dessus et qui doit être rendu dans la journée. À gérer en plus des P1, P2, P3, etc. Voilà ce qu’elle vit : 

« Fabrice n’est pas à un poste où tu peux être en sous-régime. La pression est presque insoutenable. S’il ne fait pas le travail, il peut se retrouver dehors. Il  a donc plus de soirées où il travaille que de soirées où il ne travaille pas. Pour lui, c’est presque plus compliqué de prendre du temps libre car il va le payer. Ça lui arrive même de dire “Je vais travailler, ça va me détendre”. Il a toujours l’impression de prendre du retard, de ne pas éponger. Quand c’est ric-rac, qu’il y a plus de pression, on donne une prime pour le remotiver, raconte-t-elle. Au-delà de la charge de travail, ce dont souffre Fabrice, peut-être le plus, c’est de ne pas avoir les moyens de faire les choses sérieusement. Ça se ressent sur sa disponibilité avec nous. Au quotidien, notre vie familiale est très précaire. Il y a toujours le risque d’une urgence à gérer. Il ne peut pas s’engager sur les vacances par exemple ».

«  Le management par la peur »

Contrairement à ce que dit Fabrice, même célibataires et ambitieux, beaucoup de jeunes cadres sont tout aussi critiques sur l’organisation du travail et le management à la CMA CGM. Ils sont assez nombreux sur les réseaux sociaux à afficher des expériences d’un ou deux ans seulement.

Leïla et Jean* font partie de ces jeunes cadres.

Leïla a la trentaine et déjà une solide expérience quand elle arrive à la tour CMA CGM, quelques années avant la pandémie de Covid-19. Elle a été embauchée dans une filiale de la compagnie maritime. Bien qu’étant au siège, cela l’a préservée du management maison.

Elle est partie moins de deux ans plus tard. Leïla explique que c’était parce qu’elle avait fait le tour de son poste et que l’ambiance au siège n’était « pas géniale ». L’expression est faible au regard de son témoignage :  

« À la CMA CGM, c’est le management par la peur. Il faut être une grande gueule pour tenir. En face de nous, il y avait une direction dans laquelle les secrétaires de direction changeaient régulièrement. On les voyait revenir de réunions en pleurs, presque toutes partaient en burn-out. Seules celles qui arrivaient à prendre de la distance tenaient. J’ai aussi vu en réunion des personnes désavouées, pour qui ça fait un choc, surtout au regard de leur investissement. J’ai le souvenir d’une réunion où une personne, peut être un peu désordonnée mais qui bossait beaucoup, s’est prise une réflexion. Il est devenu livide. Il a été muté et je ne suis pas sûr que c’était voulu. »

Jean a lui une petite trentaine lorsqu’il est recruté pour travailler aux lignes, c’est-à-dire gérer la partie commerciale et les relations client du transport. Après un premier CDD pendant lequel il estime avoir fait ses preuves, il réclame un CDI. L’expérience vire alors au cauchemar.

« J’étais tout le temps dans le collimateur, et c’était pareil pour les collègues.  On était sous pression pour produire un maximum de bénéfices, raconte-t-il. Quand ça chauffait un peu dans l’open space, tout le monde baissait les yeux. On ne s’implique pas, on ne se défend pas parce qu’on ne veut pas entrer encore plus dans un collimateur. Les gens ont peur pour leur position. Du jour au lendemain, tu pouvais être viré. J’ai vu une personne de mon service, qui avait 15 ou 20 ans de boîte (….) Du jour au lendemain, elle a disparu. Lundi soir, elle était au bureau ; le mardi matin, il n’y avait plus ses affaires, plus rien. Partie…, se souvient-il. Quand tu ne vas pas dans le sens de ton manager, ça cherche la petite bête partout et c’est bien visible pour le reste de l’équipe. Des choses pour rabaisser en permanence sur le physique, sur le job “Ah t’as pas fait ça, t’es mauvais”. C’était en permanence, constamment. Une fois que tu es dans le collimateur c’est difficile d’en sortir. Tu ne vas pas dans le sens du management ? Tu es un problème, donc soit tu te casses soit tu te tais. »

Burn-out en série

Harcelé, Jean a fini en dépression, a multiplié les arrêts de travail et a finalement démissionné.

« C’était ça ou ma santé, et ma santé mentale. En deux ans, j’avais perdu 15 kilos. J’étais un squelette. J’avais des migraines, mal au dos en permanence, bloqué le matin. J‘ai vomi plusieurs fois dans le métro en allant au travail, boule au ventre. C’était la totale, poursuit-il. J’ai eu des prescriptions pour des médicaments assez forts pour pouvoir dormir, gérer les migraines… Ça a été très difficile. Ça a mis bien 6 mois avant que les idées noires commencent à partir ».

Pour mieux comprendre le management de la CMA CGM, Christophe Massot, sociologue des organisations du travail, est interviewé sur scène. Il réalise des audits sur les risques psycho-sociaux dans les entreprises pour un cabinet indépendant. Il réagit après les témoignages au sein de cette entreprise, qui a grandi très rapidement, dans un secteur stratégique. 

« Il faisait 500 millions de chiffre d’affaires fin 90, ils sont passés à 2 milliards au début des années 2000 et là, ils sont à 75 milliards. (…) Fin 90, c’était 1000 salariés. Là, c’est 170 000 salariés. C’est une folie, c’est une anomalie », souligne-t-il.

La CMA CGM a pris une place primordiale dans cette industrie. Grâce au conteneur qui est « l’objet magique, l’objet-clé de la mondialisation » selon le sociologue. « Le conteneur a permis une circulation des marchandises (…) qui a permis la mondialisation, la mise en concurrence des fournisseurs, des boîtes, des travailleurs à l’échelle mondiale ».

Pas de garde-fou

Dans ce secteur, l’effet volume est extrêmement important : « plus les bateaux sont gros, plus le prix unitaire de la box, du conteneur, est petit. C’est une course : celui qui perd un mètre, perd tout ». 

Cette course aux profits et cette concurrence extrême a des conséquences sur les salariés. Christophe Massot n’a pas pu faire de recherches au sein de la CMA CGM « très opaque » donc il développe une analyse globale sur le secteur, lors de l’interview sur scène. Il définit le « management par la peur » ainsi : « il y a la question du secret, de l’absence du contre-pouvoir et l’arbitraire. On ne sait pas par exemple sur qui ça va tomber. Un cadre qui ne vient plus du jour au lendemain, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Cet arbitraire est très coûteux. Tout le monde se rétracte, tout le monde a peur, s’empêche d’avoir des initiatives ».

Pour lui, ce secteur est également soumis à la pression « des secrets à tenir », des secrets industriels. Il complète : « Il y a une tension concurrentielle tellement importante que chaque information a une valeur extrêmement forte». Il y a une discrétion similaire au sein de l’armateur italo-suisse MSC ou de l’entreprise danoise Maersk, qui ont  «la réputation d’un secret absolu des affaires »

Difficile d’avoir un contre-pouvoir dans cette multinationale à  cause du turnover important du personnel. « Construire un syndicalisme sur une population instable, qui est fragilisée puisqu’elle est interchangeable sur le marché du travail (…), c’est très compliqué », explique-t-il. Avant de conclure : « Est-ce qu’on veut d’un monde où il y a ce type d’entreprise, où il y a une quête de puissance permanente qui ne peut pas connaître de limite ? »

Jean-François Poupelin

*Pour protéger les témoins, les prénoms ont été modifiés


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