Trafic de drogue

Partie 2 : De la cité aux bancs du tribunal

Les comparutions immédiates laissent entrevoir la vie quotidienne des guetteurs ou des vendeurs des points de deal.

Publié le 23 Nov 2023

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Dernière mise à jour le  4 Déc 2023  à  18h17.

Jordan, Clément et Tarek sont dans la petite salle dédiée aux audiences de comparution immédiate au deuxième étage du tribunal. Ils n’ont pas eu le temps de rentrer chez eux les poches pleines et encore moins de faire carrière dans les stups à Marseille.

Ce 23 mars, les voilà tous les trois dans le box des prévenus devant le tribunal correctionnel. Jordan dit « gros yeux », Clément dit « le Lillois » et Tarek ont été tous les trois interpellés par la police qui surveillait un point de deal à la cité de la Sauvagère dans le 9ème arrondissement. Cette cité, bien loin des quartiers nord, a pourtant une solide réputation dans le trafic de stupéfiants.

La présidente résume le dossier, et notamment les déclarations des policiers en patrouille ce jour-là dans la cité : Jordan et ses « gros yeux » qui crie très fort « arah », c’est-à-dire « attention »,  quand il les voit arriver et Clément, chargé de la vente qui tient une sacoche. Dans cette sacoche, les policiers ont trouvé des tubes cylindriques oranges de cannabis ou de cocaïne et des sachets remplis d’herbe. Ils ont vu Tarek faire des allers-retours pour ramasser l’argent et ravitailler Clément en produit.

Un par un, la présidente Nathalie Marty interroge les trois garçons qui se lèvent quand vient leur tour. Ils ne sont pas très bavards. Ils n’en mènent pas large. Ils n’ont qu’une envie, sortir de là après des heures de garde à vue et une longue attente au dépôt sans voir le jour ni prendre une douche.

« On vient à Marseille pour faire du tourisme dans les cités »

Jordan, le guetteur, se défend : « J’ai crié “arah” parce que tout le monde criait, mais je faisais pas le guetteur ». Sa ligne de défense est de nier en bloc. Clément, le vendeur, adopte la même stratégie : « Je viens de Woippy dans le Nord [Moselle, ndlr], j’étais là chez un copain et je l’attendais en bas. Je faisais pas le charbon ». La présidente plonge le nez dans son dossier : les enquêteurs n’ont pas grand chose sur lui. Ils n’ont pas réussi à joindre sa famille.

Enfin, Tarek, le ravitailleur, un beau garçon à la peau mate et coupe de cheveux soignée avec une mèche qui lui retombe sur le front, tente une explication plus élaborée : « Je suis venu en vacances à Marseille. Mes parents ne veulent plus de moi alors je me balade et comme je fume beaucoup, j’ai commencé à travailler pour le réseau. J’ai fait un trou dans le stock pour ma consommation alors j’ai été obligé de travailler une semaine gratuitement. » Ces arguments la présidente les a entendus 200 fois, une fois de trop peut-être. «  Ah oui, on vient à Marseille pour faire du tourisme dans les cités. C’est logique. C’est exotique… »

Les explications des trois jeunes n’ont pas l’air de la convaincre. Les policiers ont retrouvé 1520 euros en petites coupures dans le sac de Tarek et, dans son portable, il y a des échanges de SMS sans équivoque. Dans un message, Tarek écrit : « Qui charbonne la deuxième mi-temps ? ». Il reçoit une réponse lapidaire : « Trouve quelqu’un… t’es le gérant. »

Dans le box, les trois jeunes accusent le coup

Attentif, le procureur Jean-Yves Lourgouilloux s’apprête à prononcer son réquisitoire. Entre les surveillances policières et les pièces à conviction saisies – argent, drogue, portable -,  il sait qu’il a les coudées franches pour demander une condamnation. Il n’est pas du genre à se laisser apitoyer.

Pour lui, il s’agit d’un dossier tristement représentatif du trafic de stup, où l’on voit venir des jeunes de toute la France, au détriment des intérêts de santé publique. Il déroule son réquisitoire et requiert jusqu’à neuf mois fermes pour le vendeur et le ravitailleur, un peu moins pour le guetteur.

Dans la cité de Campagne l’Évêque, à Marseille, une patrouille de police intervient sur un point de deal. Crédits: Anthony Micallef.
Dans la cité de Campagne l’Évêque, à Marseille, une patrouille de police intervient sur un point de deal. Crédits: Anthony Micallef.

Assis côte à côte dans le box, avec leur escorte policière derrière eux, les trois jeunes accusent le coup en silence.

C’est au tour de leurs avocats de plaider. Ce sont tous les trois des avocats expérimentés mais pas nécessairement habitués des affaires de stup. Ils prennent ce qu’on appelle des « permanences ». Durant 48 heures, ils peuvent être appelés par le parquet à tout moment pour défendre n’importe qui.

Ce jour-là, il sont donc commis d’office. Ils découvrent les dossiers de Clément, Jordan et Tarek quelques heures avant l’audience et plaident après un rapide entretien préalable avec leurs clients.

L’avocat de Tarek a tout de même des arguments pour éviter l’incarcération de son client : « La mère de Tarek l’a envoyé au Maroc chez son père parce qu’elle n’en pouvait plus, elle n’arrivait pas à le canaliser. Il a passé son BAC au lycée français de Casablanca. Depuis, il a passé un BTS de commerce en alternance. Il est sur la bonne voie pour s’en sortir. Une incarcération le couperait dans son élan ».

« Je m’appelle pas Clément en vrai »

Le tribunal prend acte. Les trois magistrats lèvent l’audience pour aller délibérer. Une demi- heure plus tard, la présidente lit sa décision : neuf mois fermes, sans mandat de dépôt pour Clément et Tarek et une peine de jours-amende pour Jordan.

Les trois jeunes vont donc ressortir libres. Ils exécuteront leur peine plus tard, après rendez-vous avec un autre juge, qui l’aménagera au cas par cas. Ils cachent à peine leur soulagement.

Les portes du dépôt s’ouvrent et Jordan, Clément et Tarek sortent en même temps, avec leurs effets personnels dans une poche en plastique. Tout avait été placé sous scellé pendant la garde à vue.

Sur le trottoir, ils déchirent le plastique sans ménagement et reprennent ceinture, portable, tickets de paris sportifs en pagaille et paquet de clopes : « Putain ! il y en avait plus dans mon paquet ! ils se sont servis ou quoi? ».

Tarek est le plus volubile « Oh le sang ! [Une façon de dire mon frère, ndlr] On est sortis ! » Il prend son collègue dans les bras puis se précipite sur son portable pour un live. Il poste immédiatement la vidéo sur Snapchat puis s’exclame : « Ma gadji, elle me manque trop ! » avant d’appeler sa copine dans la seconde.

Clément fait le mariol : « Je les ai bien eu. Je m’appelle pas Clément en vrai. Clément, c’est le prénom de mon cousin dans le Nord, un prénom bien céfran [ « français » en verlan, ndlr]. Moi je suis kabyle et je suis mineur. »

Recruter jusqu’en Belgique

S’il a menti au tribunal cela voudrait dire que le tribunal a jugé quelqu’un sous une fausse identité. Ce soir-là, ils repartent tous les trois ensemble, visiblement bien potes alors qu’ils avaient prétendu se connaître à peine.

Ils affirment respecter l’interdiction de séjour dans les Bouches-du-Rhône pour une durée de deux ans qui leur a été faite par le tribunal dans son jugement. « On prend le train pour Paris ce soir et après on se taille à l’étranger ! », me lancent-ils en me saluant.

Lors des patrouilles de police sur les points de deal, les guetteurs et vendeurs sont les premiers interpellés. Crédits: Anthony Micallef.
Lors des patrouilles de police sur les points de deal, les guetteurs et vendeurs sont les premiers interpellés. Crédits: Anthony Micallef.

Vincent Clergerie a présidé ce genre d’audiences durant deux ans au tribunal judiciaire de Marseille. Il a été avocat pendant 18 ans auparavant. Sur scène pour Mediavivant, le 9 novembre, il explique que les « petites mains » du réseau écopent généralement d’un sursis après une première interpellation.

Dès 2019, les policiers trouvent un premier tract pour recruter des « petites mains ». Le recrutement se fait d’abord à une échelle locale pour pallier le manque de main-d’œuvre à cause « des nombreuses interpellations et des risques importants ». Marseille a dépassé les quarante homicides liés au narcotrafic depuis le début de l’année. Mais très vite le recrutement s’élargit à la France entière. Les réseaux sociaux permettent de toucher un public national, voire international. « Il m’est arrivé de juger des « djobeurs » venus d’autres pays, notamment de Belgique », soutient Vincent Clergerie.

Un point de deal rapporte « 80 000 euros par jour »

Les narcotrafiquants ont vite vu les avantages à recruter cette main-d’œuvre étrangère à la cité marseillaise : elle est « beaucoup plus malléable ». N’ayant aucun repère, aucune connaissance sur place, elle ne peut donner l’identité de ses supérieurs lors des interpellations. La population locale ne s’émouvra pas des sévices dont elle peut être victime. Il est plus facile pour les clans de la contrôler, en créant des dettes, par exemple, pour la faire travailler gratuitement.

Marseille et son image de capitale du narcotrafic, avec ses plus de 120 points de deal qui génèrent en moyenne « 80 000 euros par jour » et des rémunérations de « 8 000 à 9000 euros par mois », attire comme un aimant. « On est dans un capitalisme pur et dur. Tous les codes sont repris dans le trafic de stupéfiant », analyse le magistrat.

Les recrues ne sont d’ailleurs pas toutes des jeunes en rupture de banc. Vincent Clergerie se souvient de ce manutentionnaire, venu du centre de la France, sans aucun lien avec le trafic mais venu travailler à Marseille pour payer le crédit de sa voiture.

Le narcotrafic est tellement organisé que des filières de recrutement sont même créées. Des recruteurs sont payés dans les départements parisiens « 2000 euros par mois seulement pour faire la publicité des réseaux ».

Chloé Triomphe et Joachim Barbier

Dans la troisième partie à paraître le 30 novembre, les journalistes racontent comment la ville de Marseille se transforme rapidement en enfer pour ces « djobeurs ». L’avocat Thomas Vartanian revient sur cette relation de domination du réseau sur les « petites mains ».


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