Trafic de drogue

Partie 3 : Marseille, dealer à tout prix

Les clans de la drogue se professionnalisent. Marseille est la ville qui compte le plus de trafic avec 127 points de deal. Les violences explosent contre la main-d’oeuvre, exploitée voire tuée.

Publié le 30 Nov 2023

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Dernière mise à jour le  2 Déc 2023  à  17h15.

Transcription

De plus en plus de monde vient à Marseille pour venir bosser quelques jours, quelques semaines ou quelques mois quand cela se passe bien, dans les innombrables points de deal que compte la cité phocéenne.

Aucune autre ville en France n’en compte autant : 127 points de deal selon des chiffres de décembre 2022 de l’Office anti-stupéfiants (OFAST). Une cinquantaine de points de deal ont été démantelés, d’après les derniers comptages de la préfecture de police des Bouches-du-Rhône, qui pratique une politique de pilonnage systématique des points de deal.

La manne financière est telle que l’activité continue et que les réseaux sont prêts à payer cher leurs  « employés ». Un vendeur peut gagner jusqu’à 9 000 euros par mois.

Le prix du danger

Ces jeunes sont souvent en premières lignes des fusillades entre clans rivaux qui ont fait 47 morts depuis le début de l’année 2023 et 110 blessés, selon les derniers chiffres du parquet de Marseille 

Cela n’a échappé à personne : ces fusillades ont lieu en pleine rue, avec des armes de guerre, souvent des kalachnikovs, des tirs en rafale sur le point de deal à l’aveugle ou presque. Mais aussi hors des cités, du moment que l’on atteint le clan ennemi. Souvenez-vous de ces jeunes, d’à peine 16 ans, tués sur un pas-de-porte vers la Joliette, non loin du Vieux-Port au printemps dernier.

Un risque qui oblige les gérants à augmenter leurs tarifs. Un magistrat nous confie qu’un guetteur peut être payé jusqu’à 200 euros par jour, le double par rapport à l’année dernière. C’est aussi le risque de finir « entre quatre planches », comme le disait le magistrat Vincent Clergerie.  Il y a aussi le risque de finir « entre quatre murs » lorsqu’ils se font interpeller. Depuis les opérations de harcèlement des points de deal par les autorités, la main d’œuvre tourne beaucoup donc il faut attirer toujours plus de candidats. Le président du tribunal judiciaire de Marseille le résume en ces termes :

« C’est une activité délinquantielle qui devient une économie à l’échelle nationale sur le plan du recrutement de la main d’œuvre. Cela fonctionne aujourd’hui comme une agence d’intérim ».

Un Pôle emploi des stup

Ce qui est certain, selon tous les observateurs, c’est que l’activité s’est considérablement « professionnalisée » à Marseille. Les jeunes recrues  le justifient de manière décomplexée : « En plus d’être mieux payé qu’ailleurs, c’est plus pro ici ».

Chaque réseau a développé une stratégie de marque, avec un packaging reconnaissable, comme les paquets de drogues «  Hashibo » avec des « Schtroupmfs drogués » qui ressemble à s’y méprendre aux célèbres sachets de bonbons Haribo. Ou encore les paquets Häsh-Haze en référence à la marque de glaces Häagen-Dazs.

La fidélisation du client passe aussi par des cadeaux comme des feuilles à rouler ou des jeux de grattage offerts. Certains points de deal sont même visibles sur Google Maps, avec le nom de la cité référencé comme un « coffee shop » ou un « drive ».

Un tag « ghetto » dans la cité de Campagne l’Evêque dans les quartiers Nord de Marseille. 2023. Crédits : Anthony Micallef

Sur place, les points de deal s’offrent parfois le luxe de recourir aux talents de graffeurs pour afficher leur implantation avec fierté. Contre quelques centaines d’euros, voire quelques milliers d’euros, des artistes acceptent le contrat. Nom, code couleur et logo… Voilà pour les consignes et ensuite libre cours à leur créativité. L’un d’entre eux, que nous avions rencontré lors de notre enquête pour Society sous couvert d’anonymat, justifie sa démarche :

« Notre véritable moteur, c’est la visibilité de notre travail, alors que ce soit sur le Vieux Port ou dans les quartiers Nord, c’est pareil pour nous. »

C’est toute « l’expérience client » qui est désormais pensée de A à Z. Et ce professionnalisme, couplé à des tarifs plus élevés qu’ailleurs, exerce un attrait puissant sur des jeunes en quête d’argent et de risques. Maître Luc Febbraro, avocat pénaliste expérimenté, analyse le phénomène sans illusion :

« Quand vous voulez faire du show business, vous allez à Los Angeles. Quand vous voulez faire carrière dans le stup, vous allez faire vos gammes à Marseille».

Pour certains les gammes finissent en mélodie tragique. La police judiciaire comptabilise et analyse avec inquiétude les chiffres des actes violents commis sur ces djobeurs.

Le nombre de représailles explose

Entre 2019 et 2021, le nombre d’agressions a augmenté d’une année sur l’autre de 160%. Entre 30 % et 40% des victimes étaient mineures. Sur les quatre dernières années, la PJ recense une dizaine d’exemples de représailles physiques relevant de la torture.

Au mois de septembre 2023, des tortionnaires ont été jugés devant la cour d’assises d’Aix en Provence. Ils ont écopé de 5 à 25 ans de réclusion. Les faits qui leur étaient reprochés sont terribles. C’était en août 2019 à la cité Félix Pyat. Un jeune homme venu de Chartres avait tenté sa chance à Marseille. Inconscient des risques, il avait essayé de revendre de la drogue subtilisée au réseau sur un autre territoire.

Son aventure s’était très mal terminée : fouillé, frappé, ligoté sur une chaise avec un bâillon sur la bouche ; il a été torturé, avec des brûlures de cigarette ou de chalumeau, y compris sur les parties génitales. Son calvaire a duré une nuit entière. Des petits de la cité, qui ont eu pitié, l’ont finalement délivrés au petit jour et déposéS? près de l’Hôpital Européen en centre ville de Marseille. Il a été sauvé mais reste durablement traumatisé.

Des cas comme celui-ci, la juge des enfants Laurence Bellon, en poste à Marseille, en a vu passer un certain nombre. À son arrivée, c’était des gamins brûlés dans des voitures, ce qu’on appelle de façon terrible « les barbecues ». Les techniques de représailles ont évolué et l’un de ses dossiers la hante encore : «  J’ai vu un gamin le dos complètement lacéré de coups de couteau. Un placard de cicatrices. C’était un film d’horreur, je m’en souviendrai toute ma vie. »

Face à ces violences extrêmes, qui ne sont pas rares selon les policiers, des jeunes appellent carrément le numéro 17 pour sortir des griffes des réseaux et être interpellé. Pour eux, tous les moyens sont bons : emprunter le portable d’un client pour passer un coup de fil au moment de la transaction, voire glisser discrètement à une patrouille de police leur souhait de se faire interpeller, ou encore, une méthode toute simple : courir moins vite pour se faire attraper.

Ceux qui fuient se présentent parfois d’eux-mêmes au commissariat, pour être exfiltrés de Marseille mais ne veulent pas déposer plainte. Le jour de notre entretien, la procureure de Marseille, Dominique Laurens, qui vient de quitter ses fonctions, avait sous les yeux la synthèse policière des événements de la nuit. Sans donner de nom ni davantage de précisions, elle cite un exemple : un petit jeune de 15 ans venu de la région lyonnaise se présente au commissariat avec des traces de coups au visage. Il a raconté aux policiers avoir été séquestré dans la cité Kallisté.

Autre exemple : mi-mars, un jeune vendeur âgé de dix-huit ans venu de l’Hérault a été accusé d’avoir laissé un trou dans sa caisse. Le gérant avait menacé de ne payer personne pour faire du vendeur un bouc émissaire aux yeux de tous les membres du réseau. Il a été amené dans la colline, déshabillé, filmé sur les réseaux sociaux. Revenus à la cité, ils se sont demandés s’ils le tuaient ou le maintenaient en vie. Ils ont brûlé sa voiture et l’ont finalement relâché. 

Au plus bas de l’échelle: les nourrices 

Il y a les djobeurs, les guetteurs et aussi les nourrices. Thomas Vartanian est avocat pénaliste depuis dix ans. À Marseille, il a défendu de nombreux dossiers de stup, dans le cadre de comparutions immédiates. Il explique ce rôle : « Plus bas dans l’échelle, il y a aussi les nourrices, qui possèdent un local, un appartement ou un garage, et qui vont être sollicitées, rémunérées parfois, pour conserver du produit, de l’argent, du matériel de conditionnement, ou mettre à disposition un lieu clos et privé pour une opération de comptage, de tenue de compte ou de conditionnement ». Comme cet ancien toxicomane dans un dossier, rescapé des années héroïne de Marseille mais, tombé, lui aussi sous la coupe des réseaux.

En mars dernier, le ministère de l’Intérieur annonçait le démantèlement de près de mille points de deal en moins de deux ans sur le territoire national.

À Marseille, la préfecture de police estime avoir rayé de la carte environ 70 points de deal. Autant de « Pôle emploi » stup en moins. Malgré ces chiffres et ces efforts, la France demeure le premier consommateur de cannabis en Europe. Un marché estimé à trois milliards d’euros. 

Chloé Triomphe et Joachim Barbier


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