Trafic de drogue

Partie 1 : Aux avant-postes des points de deal

Marseille a besoin d’une main d’œuvre docile pour tenir les lieux de vente de drogues. Venues de toute la France, les jeunes recrues déchantent vite.

Publié le 16 Nov 2023

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Dernière mise à jour le  22 Nov 2023  à  16h26.

Transcription

À la cité de la Renaude (13e arrondissement) dans les quartiers Nord de Marseille, les bâtiments de cette cité enclavée, jamais réhabilités depuis leur construction à la fin des années 80, sont d’un blanc gris défraichi, entourés d’un terrain vague où l’herbe se bagarre avec le béton. 

La route d’accès est en bitume pas entretenu, avec des nids de poule et surtout des tas de mobiliers urbains qui jonchent le sol. Mais rien n’est dû au hasard : les poubelles renversées ont été placées en quinconce pour obliger tout visiteur à ralentir. La voiture siglée police de la BST (Brigade spécialisée de terrain) n’échappe pas à la règle. Elle zigzague entre les obstacles pour arriver.

Au bout du chemin, un jeune guetteur a largement eu le temps de la voir arriver du muret où il est assis, aux avant-postes du point de deal de la cité. Il ne prend pas la peine de se lever. En revanche, il donne l’alerte. C’est précisément pour ça qu’il est là. C’est son job : dans la cité, le « arah! arah! », «attention» en arabe, crié plusieurs fois et très fort a le temps de faire son effet : les vendeurs, que l’on appelle aussi les charbonneurs, courent se cacher. Tout le monde connaît les règles du jeu. Le jeune garçon de dix-sept ans attend maintenant calmement que les fonctionnaires de police s’approchent de lui.

Une opération de police tente de gêner le trafic de drogue dans la cité de Campagne l’Évêque dans les quartiers Nord de Marseille. Crédits : Anthony Micallef

Jogging Lacoste, casquette sur la tête, lunettes de soleil, il porte la marque d’un sale coup sur le nez. «Je me suis accroché avec un black que j’ai bousculé. Il l’a mal pris, il m’a mis un coup », prétend-il.

Les policiers enchaînent : «Tu fais quoi ici ? Tu es arrivé quand ? » Pendant qu’ils l’interrogent, ils procèdent à la fouille. À part un masque chirurgical, la nouvelle tendance version légale des cagoules, il n’y a pas de produit dans les poches ou dans un  sac, ni balancé aux alentours. Chou blanc pour les policiers.

«Tu viens de Creil , en région parisienne ? »

Le jeune “djobeur” sait qu’il ne risque pas grand-chose, sauf à se contredire, face aux questions des policiers de la BST, qui connaissent par coeur leur secteur et les points de deal. « Je suis arrivé ce matin par le premier train et je suis venu ici », explique le jeune homme. 

« Ah, c’est ton premier jour, alors ? », demande un policier. « De quoi ? Comme guetteur ou vendeur ? », répond le garçon. Les policiers se marrent : leur client vient de se prendre les pieds dans le tapis comme un débutant. « T’es vraiment un champion, toi ! » L’échange se termine par un conseil: « Tu viens de Creil , en région parisienne ? Tu devrais retourner d’où tu viens », lui lancent les fonctionnaires avant de repartir en patrouille.

Le trafic de drogue est une opportunité d’emplois pour des jeunes en rupture de banc. Crédits : Anthony Micallef

Comme lui, de nombreux “djobeurs” sont désormais des “étrangers.” Par ce terme, il faut comprendre étranger à Marseille. Un chiffre résume bien le phénomène : entre 2019 et 2020, le nombre de personnes interpellées venues d’autres départements a été multiplié par dix. Désormais, les jeunes viennent de toute la France, des départements voisins du sud, de tout l’axe rhodanien, facilement accessible en train, mais aussi de plus loin, de Lille, de Besançon, de Bretagne où une filière de recrutement s’était ironiquement baptisée « West Coast. »

Pour l’embauche, ils utilisent des moyens qui collent à l’époque. Les réseaux recrutent grâce à Tik Tok, Snapchat ou Telegram. Quasiment chaque réseau a son fil de conversation qui fait aussi office de canal de recrutement. Et les candidats, attirés par l’argent, affluent sur l’un des 120 points de deal que comptait encore la cité phocéenne l’an dernier.

Recrutés sur les réseaux sociaux

En quelques années, Marseille est devenu un bassin d’emplois pour une jeunesse sans diplômes et, souvent, en rupture de banc. Chaque gros point de deal possède son propre compte sur lequel sont postées des vidéos, un peu comme des publicités sur les produits, mais aussi des petites annonces ou des propositions d’emploi.

Il existe des canaux dédiés, comme le tchat « Actu Djobeurs » sur Telegram, entièrement dédié à la mise en relation entre employeurs et demandeurs d’emploi. Voilà le genre d’offres que l’on peut y trouver : « Passe en privé si t’es un jeune loup qui a les crocs et veut remplir le frigo », « Salam, si quelqu’un veut djober à Marseille, temps plein 11h -22h. 100 à 120 euros pour les guetteurs, 200 euros le vendeur. Hôtel pour ceux qui ne savent pas où dormir » Et puis, il y a les petits extras: « 20 euros pour la graille » ou « Fumette gratuite.»

En réponse, on tombe sur une flopée de réponses ou de marques d’intérêt pour les annonces : « Y’a du taff à Marseille? Je suis déter, je veux bosser. »

Des adolescents observent une opération de police dans la cité de Campagne l’Évêque dans les quartiers Nord de Marseille. Crédits : Anthony Micallef

C’est le cas du jeune Zyed. Grand et malin, Zyed parle avec un débit rapide et des mots choisis. Il est originaire de la région parisienne (Lire son portrait : « Zyed, sous l’emprise des trafiquants »). Il y a peu, il est tombé sur une annonce Tik Tok. Elle promettait de « l’argent facile. » Quand Zyed a voulu postuler, l’employeur n’était pas très loquace. Il avait juste écrit: « Viens à cette adresse, c’est tout. » Le point GPS correspondait à une cité de l’agglomération marseillaise.

Prisonnier du deal

Zyed a besoin d’argent. Une sombre histoire de dette qui plane au-dessus de sa tête. Dans sa cité, des grands lui avaient confié les clefs d’un local dans lequel étaient entreposées des motos. Il avait perdu les clés et les motos avaient disparu. Furieux, le ou les propriétaires lui avait mis la pression pour rembourser l’équivalent – à la louche de la valeur des engins, soit 6 000 euros.

Alors Zyed a pris le train pour Marseille. Avec son copain Mohamed. Puis ils se sont rendus à l’adresse indiquée sur Tik Tok. Et sur place, la promesse de l’offre d’emploi est au rendez-vous.

Zyed raconte son nouveau quotidien de “djobeur”, autrement dit de “travailleur“ : « On dort dans un Hotel B&B du quartier de la Valentine. Le réseau s’occupe aussi du heetch [ Entreprise française de VTC, ndlr ] Tous les jours, un chauffeur vient nous chercher en début d’après-midi pour ne pas être en retard sur le point de deal. »

Zyed et son pote Mohamed commencent comme tout le monde en bas de l’échelle. Cent euros par jour pour faire le guetteur. D’après Zyed, C’est beaucoup mieux qu’en banlieue parisienne où on commence à 60 euros. Et rapidement, il se rend compte que les opportunités de promotion interne arrivent vite : « Ils nous ont filé un sac avec les produits, on est devenu vendeurs rapidement. »

En fait, les employeurs les testent, comme une période d’essai. « Ils nous surveillaient parce qu’ils avaient peur qu’on parte avec les produits. Et puis, comme on était sérieux, ils nous ont donné un plus gros sac. Et on a été mieux payés. 200 euros puis 300 euros par jour. »

Sous la coupe des clans

Un jour, une patrouille de police en surveillance les repère sur le point de deal. La suite est restée bien gravée dans leur tête : « On s’est fait contrôler un jour alors qu’on fumait un joint. Ils nous ont demandé ce qu’on faisait ici. Ils ont été gentils, ils nous ont dit deux fois : “tu devrais vite repartir chez toi, t’as de la chance”. Ils ont compris qu’on était de Paris et pourquoi on était là. Je leur ai promis que j’allais rentrer. »

Évidemment, ils ne l’ont pas fait. Au sein du réseau, Zyed et Mohamed ont été rapidement considérés comme des gars capables de gérer un stock plus conséquent. Zyed s’est retrouvé avec un sac de 1000 euros. 1000 euros et le stress qui va avec, savamment orchestré par le réseau. « Ils t’envoient des mecs différents tout le temps pour te mettre la pression, ça peut être une fille, un petit. C’est volontaire, c’est pour te déstabiliser. En plus des flics, la BAC, tout est fait pour que tu t’embrouilles dans tes comptes et qu’ils récupèrent un billet. »

Les petites mains du trafic sont inquiétés par la police mais sont aussi prisonnier du réseau. Crédits : Anthony Micallef

Et puis, malgré sa vigilance, le réseau a accusé Zyed d’avoir fait disparaître un sac : «Ils m’ont dit que j’avais perdu l’équivalent de 1 020 euros. Et qu’il fallait qu’on travaille gratuitement pour rembourser la dette.» Les journées au service du réseau se sont donc enchainées. Zyed et Mohamed ont fini par se faire arrêter, sur leur lieu de travail, sur le point de deal. Deux jours plus tard, ils étaient condamnés à une peine de dix mois de prison avec sursis probatoire, assortie d’une interdiction de séjour dans les Bouches-du-Rhône pendant trois ans.

Un aller sans retour

Quelques minutes après le délibéré, les deux jeunes ressortent libres du tribunal, par la sortie du dépôt. Ils sont visiblement soulagés, quasi euphoriques de retrouver l’air libre avec 48 heures passées entre garde à vue et tribunal. Ils allument une cigarette en descendant la rue Emile Pollak direction le vieux port. « On va rentrer », prétendent-ils en se retournant. Ils s’éloignent et disent « au revoir ».

Deux jours plus tard, Nacera, la mère de Zyed nous raconte la suite de l’histoire. Son fils l’a appelée pour lui demander d’acheter des billets de train pour revenir à Paris. Le lendemain, elle est allée à la gare de Lyon avec sa fille pour le récupérer. Elles ont attendu au bout du quai. Il n’était pas dans le train. Elles ont attendu un deuxième TGV, puis un troisième, il n’était toujours pas dedans.

Nacera a pensé qu’il l’avait peut-être loupé. Alors elle a vérifié : il n’avait jamais scanné le billet. Et pour cause: à quelques encablures du Vieux-port, très loin des quartiers Nord, Zyed et Mohamed venaient d’être rattrapés par le réseau.

Chloé Triomphe et Joachim Barbier

Dans la seconde partie à paraître le 23 novembre, les journalistes détaillent la stratégie de recrutement des “djobeurs” avec l’aide d’un magistrat qui a présidé des comparutions immédiates au tribunal correctionnel de Marseille.


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