Transport maritime
Partie 1 – CMA CGM : « Peur sur la ville »
De sa tour, la famille Saadé dirige le trafic maritime mondial et influence l’économie marseillaise. Derrière le vernis, le management toxique de la multinationale est dénoncé.
Transcription
« Jacques Saadé a décidé d’installer son siège social à Marseille et il paie le plus de taxe professionnelle. Il aura donc l’édifice le plus haut de la ville. »
Cette leçon de politique marseillaise est de Jean-Claude Gaudin, l’ancien maire de Marseille. C’était le 14 janvier 2008, à l’occasion d’une visite ministérielle. On est alors en pleine campagne des municipales et Marseille est toujours engluée dans les années 90. Imaginé par le fondateur de la CMA CGM, le gratte-ciel doit être la première pierre de la « skyline » du littoral industriel de la deuxième ville de France. Un rêve de la droite locale.
La tour de 33 étages et 147 mètres de haut – finalement 15 de moins que la Bonne Mère – a été pensée à l’image du fonctionnement très pyramidal du troisième armateur mondial. Mort en 2018, Jacques Saadé était surnommé « Dieu, le père ».
Tout en haut de cet empilement d’open spaces, il y a la présidence. On y accède par un ascenseur privé. Viennent ensuite les directions stratégiques : la communication, l’affrètement, l’approvisionnement en fuel, le service juridique, les étages dédiés aux 250 lignes maritimes de la compagnie.
Les ressources humaines sont au milieu.
Tout en bas de la tour, on trouve notamment l’informatique, le restaurant d’entreprise, la salle de sport, l’auditorium.
Cette hiérarchie a son importance également hors de l’entreprise. L’étage où chacun travaille est au cœur des discussions entre salariés et anciens salariés. Au même titre que la vue ou non sur la mer. Sur la mer ou les « favelas », le nom que donnent les salariés de la compagnie maritime aux quartiers populaires du deuxième arrondissement de Marseille.
Le troisième armateur mondial
Sorti de terre en 2011, le gratte-ciel est aujourd’hui le symbole de la puissance du troisième armateur mondial et de la famille Saadé. C’est la troisième fortune française. Désormais aux manettes, les enfants de Jacques Saadé – Rodolphe, Tanya et Jacques Juniors – sont actionnaires à 73% du groupe via la holding familiale, Merit. Au 30e étage de la tour, le bureau de Rodolphe, le benjamin et PDG depuis 2017, est devenu une étape marseillaise incontournable pour les présidents de la République et leurs ministres.
Si nos dirigeants se pressent à la CMA CGM, c’est parce que la compagnie est stratégique pour la France. Elle est présente dans 160 pays et, au même titre que Total, son activité est au cœur de la mondialisation. Le fret maritime transporte 90% des marchandises à travers le monde. « La compagnie fait du soft power et elle a des capitaux solides, c’est devenu rare », résume un spécialiste de l’économie maritime, qui souhaite rester anonyme.
Grâce à ses 40 milliards d’euros de bénéfices nets sur les années 2021 et 2022, Rodolphe Saadé multiplie aussi les achats stratégiques pour sa famille et son entreprise. Le milliardaire investit dans les médias, La Provence et La Tribune en tête. Ce proche d’Emmanuel Macron rend également des services à la patrie. Il est ainsi entré au capital d’Air France et a abondé à hauteur de 200 millions d’euros au fond gouvernemental pour la décarbonation du secteur maritime. Il a aussi réglé la déambulation du pape dans les rues de Marseille en septembre.
Via la fondation CMA CGM, dirigée par sa sœur Tanya, il soulage aussi régulièrement Benoît Payan, le maire divers gauche de la seconde ville de France. La fondation y soutient des associations et des projets, et finance des équipements, comme le city stade de l’esplanade de la cathédrale de la Major.
En regardant derrière les vitres du gratte-ciel, il est cependant possible d’avoir une autre vision sur la réussite ostensible de la famille Saadé. Celle des salariés marseillais, des cadres à 80 %. Elle est beaucoup moins glamour que ce que raconte la communication du groupe.
Des salariés essorés
Dans un hommage à un film catastrophe des années 70, certains cadres ont même surnommé le siège de la CMA CGM « la tour infernale ».
Même en période faste, comme au sortir de la pandémie, ces fameuses années 2021 et 2022, l’ambiance à la tour CMA CGM n’est pas au champagne pour tout le monde.
Un ancien cadre, qui est resté plus de 15 ans dans la multinationale et que l’on appellera Yann, témoigne : « Quand les tarifs de fret ont atteint des sommets, il n’y a jamais eu autant de pression. Chaque conteneur valait de l’or, il ne fallait pas en perdre un seul ! » Et d’insister : « On demande toujours plus, il y a une pression quasi quotidienne sur les objectifs. »
Principale activité du groupe, le fret maritime pousse à ces dérives. La CMA CGM est propriétaire de 277 bateaux, mais en fait naviguer près de 600. Sur ce total, 95 % sont sous pavillon de complaisance. Les enjeux financiers sont multiples : gérer au mieux le temps de transport car chaque minute de retard peut être facturée, avoir le meilleur taux de remplissage au meilleur prix, recharger en carburant au meilleur coût…
Au siège de la compagnie maritime, l’activité des quelque 3 000 salariés – sur plus de 3 600 au niveau national et près de 170 000 au niveau mondial – est donc avant tout de la gestion financière et de flux d’informations. Une ancienne responsable de service aux ressources humaines, que nous avons appelée Emilie, estime que la CMA CGM fonctionne comme une start-up parce qu’elle exige une d’adaptabilité constante.
Au milieu des années 2010, Yan a fait un burn out et a dû s’arrêter quelques semaines. Il est loin d’être le seul à avoir craqué.
En un peu plus d’un an, la compagnie maritime a été condamnée au moins dans trois dossiers concernant son management.
Il y a tout juste un an, le 31 janvier 2023, la cour de cassation a définitivement condamné le troisième armateur mondial pour « homicide involontaire » dans l’affaire du suicide du commandant Philippe Deruy, en février 2011. Elle confirme que la CMA CGM a « commis une faute d’imprudence en lien indirect mais certain avec son décès ».
Officier reconnu et exemplaire, le commandant n’a pas supporté une mise au placard arbitraire après un accident causé par son second sur son navire. La lettre testamentaire de Philippe Deruy dénonce une entreprise « qui traite les gens comme du bétail ».
En octobre 2022 et mai 2023, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a aussi condamné la compagnie maritime pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et pour harcèlement moral. Dans ces deux dossiers, les plaignantes dénoncent ce qui peut ressembler à un manuel de pratiques managériales toxiques : harcèlement, changements répétitifs de décisions, hiérarchie absente et/ou défaillante… Une victime a même reçu le téléphone de son supérieur en pleine figure.
Dans l’affaire d’octobre 2022, un arrêt de travail cité dans du jugement est particulièrement éloquent :
Le 11 mars 2014, le docteur indique : « J’ai reçu ce jour Madame X, 45 ans, après avoir reçu un appel de l’infirmière de son lieu de travail qui souhaitait que je vois rapidement cette patiente. Madame X allègue avoir eu « une violente altercation téléphonique avec l’un de ses supérieurs ce jour ». Depuis, elle souffre d’un état de choc psychologique (pleurs, tremblements, palpitations) constaté par l’infirmière de son lieu de travail qui m’a alors contacté. À ma consultation, la patiente est en pleurs, avec tremblements incontrôlables de tout le corps et contractures musculaires diffuses. »
Deux ans plus tard, la psychologue de Mme X s’alarme toujours de la persistance de « stress post-traumatique avec trouble anxieux sévère, angoisses et effondrement de la personnalité psychique, émotionnelle et physique ».
L’omerta sur les conditions de travail
Suite à nos questions sur le management au siège, la CMA CGM balaie ces deux jugements : pour eux, ce sont deux cas individuels et anciens ; il n’y a eu aucune poursuite ou condamnation pénale.
Et pour cause. Mme X est liée par une clause de confidentialité incluse dans l’accord qu’elle a signé avec la compagnie maritime, juste après la condamnation de cette dernière.
D’après mes interlocuteurs, le changement de génération à la tête du groupe n’a eu aucun impact sur le management. Un espoir déçu pour beaucoup, qui attendaient énormément dans ce domaine de l’arrivée de Rodolphe Saadé.
Vous ne verrez personne témoigner directement ce soir sur scène au sujet du management du troisième armateur mondial. À l’exception de celui de Jean*, dont la voix a été un peu modifiée, les témoignages que vous allez entendre ont été enregistrés par des journalistes de Mediavivant.
J’ai contacté une trentaine de salariés et d’anciens salariés de la CMA CGM , l’équivalent de 1 % des effectifs du siège. Celles et ceux qui ont accepté un ou plusieurs entretiens ont réclamé un strict anonymat. Toutes et tous ont des prénoms d’emprunt.
En fait, salariés et anciens salariés ont peur et craignent des représailles. Elles et ils tiennent en général un double discours troublant. Du genre :
« Oui, le management est problématique, mais mon travail est intéressant, les conditions sont bonnes, l’entreprise marche bien. Dans les autres boîtes, c’est pareil ».
Emilie et Yann* font partie de ceux-là. Malgré des moments parfois durs, les deux jurent avoir vécu une très bonne expérience chez le troisième armateur mondial. Pourtant, la première compare Rodolphe Saadé à Cyril Hanouna, le présentateur tyrannique de Touche pas à mon poste. Quant au second, la première fois que je l’ai rencontré, il m’a demandé mon téléphone pour vérifier que je n’enregistrais pas.
« Cette boîte, elle fait flipper », soutient Jean, qui a travaillé près de trois ans à la CMA CGM il y a quelques années. Avant d’expliquer pourquoi : « J’ai ressenti que c’est une entreprise qui ne s’arrêtera à rien pour rester où ils sont, qui opère dans des endroits du monde qui ont d’autres règles…ou pas de règles ».
Rencontré au début de l’été, Fabrice m’a immédiatement prévenu : « S’ils savent que j’ai parlé à un journaliste, je suis viré. Et ils pourraient m’attaquer en justice et me mettre sur la paille. Ils font partie des puissants ! »
Fabrice travaille depuis une dizaine d’années pour le troisième armateur mondial. Nous avons donc décidé de laisser la parole à sa compagne, estimant que ça pourrait être intéressant d’avoir un regard un peu décalé. Mais impossible de l’enregistrer elle non plus. Celle que j’ai appelée Elise s’en excuse : « Il y a 3 000 salariés à Marseille, mais Fabrice a peur qu’on me reconnaisse. »
À sa décharge, Fabrice a été destinataire fin septembre, comme l’ensemble des salariés de la Tour CMA CGM, d’un mail de vigilance par rapport à de possibles sollicitations médiatiques. Pour faire simple, il est interdit de parler aux médias.
Le courrier est signé par Tanya Saadé Zeeny elle-même. Elle préside la fondation de la CMA CGM, mais elle est surtout directrice générale déléguée de la CMA CGM, chargée notamment de la communication. À l’époque, les émissions d’investigation de France Télévision, « Complément d’enquête » et « Cash Investigation », s’intéressent au groupe. Il s’agit d’instructions dont un subtil « Ne pas dire : Je n’ai pas le droit de répondre / de parler à la presse ». En résumé, Tanya Saadé demande aux salariés de rester courtois et de renvoyer les journalistes vers le service presse. Ça n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle envoie ce genre de mise en garde.
L’image est de mauvaise qualité car la personne qui me l’a fournie m’a expliqué que son ordinateur professionnel était complètement verrouillé par la CMA CGM. Impossible de transférer un document avec une boîte mail perso, de l’imprimer sur une imprimante personnelle ou d’enregistrer sur une clé USB.
Finalement, il n’y a pas que les salariés et anciens salariés qui sont paranos dans cette entreprise.
Jean-François Poupelin
*Pour protéger les témoins, tous les prénoms ont été anonymisés.