Marseille 1943
L’intégrale : Autopsie d’un crime contre les quartiers populaires
Une plainte contre X pour crimes contre l’humanité remet dans l’actualité l’évacuation forcée de 20 000 personnes à Marseille, durant la seconde guerre mondiale. C’est notre première enquête sur scène. Jean-Baptiste Mouttet raconte les coulisses.
Un brouhaha emplit la petite salle, des éclats de voix, des éclats de rires… La salle est comble. Je cherche du regard la porte de sortie. Les lumières s’estompent puis finissent par s’éteindre. Plus que des chuchotements. Le silence s’installe. La porte de sortie s’éloigne. Le son d’une voix enregistrée résonne. Le premier témoignage. Le public écoute. Le tout premier article «vivant” est lancé. Aucun retour en arrière n’est possible.
Durant trois-quarts d’heure, ce 1er juillet 2020, j’ai raconté une enquête actualisée originellement publiée par Mediapart : «Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires» Pas un making-of d’article, peu de première personne du singulier non plus. L’information prime et le métier de journaliste doit être démystifié. Le journaliste est un narrateur. Il invite les témoins sur scène, les questionne.
Il gère, ou tente de gérer, l’émotion qui s’invite sans prévenir quand cet homme âgé, Antoine Mignemi, se remémore cette rafle oubliée de tous, la gorge serrée et la larme à l’œil. Derrière la scène, l’équipe de bénévoles de l’association Mediavivant, porte la représentation: l’ingé son et lumière, tripote un long clavier les yeux fixés sur la scène, la comédienne et metteuse en scène se cramponne au script de crainte de voir des mots du texte s’échapper, les jeunes en chantier d’insertion de l’association Urban Prod règlent la focale des caméras…
Les journalistes révèlent une information. Par la mise en récit, les articles «vivants» transmettent une émotion et aident à saisir la portée d’un événement. « Marseille, 1943 : autopsie d’un crime contre les quartiers populaires » est justement l’histoire d’une tragédie tombée dans l’oubli. Qui sait aujourd’hui, que la plus grande rafle jamais organisée par l’État français sous l’occupation nazie, après celle du Vél d’Hiv s’est déroulée à Marseille ? Le 24 janvier 1943, les autorités françaises forcent 20.000 personnes à quitter leur foyer et les condamnent ainsi à la misère. 800 seront déportées vers les camps de concentration. Ces quartiers vidés de ses habitants, pas moins de quatorze hectares de la ville, sont dynamités par les Nazis. Le 17 janvier 2019, l’avocat Pascal Luongo déposait plainte contre X pour crimes contre l’humanité. L’enquête est toujours en cours.
Cette plainte porte ses fruits. Le 21 juin 2022, en Allemagne, un ancien gardien du camp de concentration de Oranienburg-Sachsenhausen, Josef Schütz, 101 ans, est condamné à 5 ans de prison pour «complicité» de meurtres. Parmi les parties civiles se trouvaient la fille et le petit-fils de Francesco Commentale raflé à Marseille et mort dans le camp.
“J’habite Marseille mais je ne savais rien de cette rafle“
Laurent Boubeki, spectateur
Ce premier numéro n’en était pas un. C’était une répétition générale, un test avant le lancement officiel, un brouillon avec ses imperfections. Nous devions répondre à une question : est-ce que le concept fonctionne ? Un des objectifs est de renouer le lien entre la société et le journalisme.
Les faits sont connus, la majorité des Français ne font pas confiance aux médias. Une méfiance légitime au vu du manque d’indépendance de la presse française. De leur côté les journalistes n’ont pas vu venir ou eu du mal à analyser certains mouvements sociaux comme les gilets jaunes. Pour combler la fracture, de nouveaux supports doivent être inventés. Les journalistes doivent aller au contact.
Depuis la scène, je vois le public réagir. Des détails. Ce mouchoir qui sort d’une poche, cette main qui aide un témoin à regagner sa place, ces yeux, au premier rang, qui s’écarquillent, ces murmures quand est évoquée la collaboration des élites françaises… Le public suit le récit. Il veut savoir. L’information se transmet. Les applaudissements surgissent comme un soulagement. Le sourire de Nancy Robert, la comédienne qui m’a entraînée, confirme la réussite.
L’échange n’est pas terminé pour autant. Un verre à la main, le partage se poursuit. L’avocat Pascal Luongo explique les objectifs de la plainte, des jeunes posent des questions aux témoins octogénaires de l’évacuation… «J’ai ressenti quelque chose de fort. J’habite Marseille mais je ne savais rien de cette rafle, de ces destructions de quartiers entiers. De voir des personnes qui ont vécu tout ça, c’est touchant. Avec les vidéos, les photos, c’était top pour comprendre. Cela m’a donné envie de regarder de plus près l’histoire de Marseille», raconte Laurent Boubeki, en chantier d’insertion.
C’est confirmé, l’article «vivant» peut poursuivre sa mue et devenir un media, un Mediavivant. La lumière ne s’éteint pas et la porte de sortie est définitivement close. Chaque mois des articles «vivants» se joueront à Marseille. Ces enquêtes seront prolongées, développées sur notre site et des ateliers d’éducation populaire aux médias donneront les clefs à chacun pour diffuser une information vérifiée.
Jean-Baptiste Mouttet
Journaliste et cofondateur de Mediavivant