Inégalités dans la santé

Ségolène Ernst : « La santé est un droit inaliénable »

La médecin généraliste s’est opposée à la suppression de l’AME. Elle s’investit pour donner un accès aux soins à tous par une médecine plus sociale et à l’écoute.

13 Déc 2023
Ségolène Ernst, médecin du Château en Santé. Crédit : E. de Crécy
Ségolène Ernst, médecin du Château en Santé. Crédit : E. de Crécy

Ségolène Ernst « est débordée ». Nos premiers échanges téléphoniques s’interrompent et reprennent quelques heures plus tard. La priorité est le suivi de ses patients. Mais pour discuter des menaces qui planent sur l’aide médicale d’État (AME), ce dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, ce bout de femme de 40 ans « tout juste », prend le temps. 

Elle articule chaque mot, donne des exemples précis et pianote sur son portable pour vérifier l’exactitude de ses propos et donner de la matière à la discussion. Déformation professionnelle ? Son métier est d’expliquer. Sans pour autant se considérer comme militante, elle le vit comme un engagement indissociable d’un travail social. 

« La solitude » du médecin généraliste de ville l’effraye. « Il y a tellement de choses de l’ordre social, juridique, psychologique qui ont un impact sur la santé. Avoir pour seule arme pour aider les gens, des médicaments et des arrêts de travail, revient à mettre un pansement sur une jambe de bois ». 

Ségolène Ernst exerce son métier en équipe avec des traducteurs, psychologues, travailleurs sociaux… Au sein des deux structures où elle est employée, l’approche de la santé est globale. Soigner amène à s’intéresser et agir sur l’environnement des patients, que ce soit sur le logement, le travail ou encore les transports. 

« Notre rôle est de réduire les barrières d’accès aux soins »

Elle est une des fondatrices du centre de santé le Château en santé. Dans cette bastide bourgeoise du XIXème siècle, perdue au milieu des tours de la cité du parc Kalliste de Marseille, le soin s’appuie sur la participation des patients. Quand elle n’exerce pas dans les quartiers Nord, elle accueille des patients âgés entre 18 et 25 ans au sein d’une association œuvrant pour la santé des jeunes, sur les pentes de Noailles, dans le centre-ville. « Notre rôle est de réduire toutes les potentielles barrières d’accès aux soins », explique-t-elle. 

En couple, elle enchaîne 40 heures tassées sur quatre jours pour un salaire cumulé de 2.500 euros net par mois. « J’ai un arbre dans ma tête: avec ou sans papier, urgent ou pas urgent, grave ou pas grave. En fonction, je vais écrire des courriers et aider à prendre des rendez-vous », raconte-t-elle.

Pour cette médecin en contact permanent avec une population qui ne bénéficie pas toujours de la sécurité sociale, l’adoption d’un amendement par le Sénat, le 7 novembre, supprimant l’AME et le remplaçant par une « aide médicale d’urgence », restreignant la prise en charge aux « maladies graves et douleurs aiguës », a été un choc.

Le choc de la suppression de l’AME

« Pour moi la santé est un droit inaliénable (…) Le questionner, c’est dire que des gens méritent moins de vivre que d’autres », lâche t-elle. Elle a signé « la déclaration de désobéissance » qui engage les 3 500 médecins salariés et libéraux signataires « à soigner gratuitement les patients sans-papiers selon leurs besoins, conformément au Serment d’Hippocrate. » Mais le terme « désobéissance » et ses conséquences l’interrogent.  Elle est bien plus en accord avec le communiqué notamment rédigé par la Fédération nationale des centres de santé qui rappelle le « devoir déontologique de donner des soins à toute personne les demandant et en toutes circonstances. »

Réunis en commission, les députés ont rétabli l’AME le 23 novembre, rejetant l’article du projet de loi « immigration » ajouté par le Sénat. Cette loi immigration a elle-même connu une levée de bouclier par l’Assemblée nationale qui a voté une motion de rejet pour empêcher son examen le 12 décembre. Mais le dispositif actuel de l’AME est toujours sur la sellette. Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, s’est engagé à le réformer, sans le supprimer « dès le début de l’année 2024 ».

Ségolène Ernst décortique un à un les arguments des opposants à l’AME. Le coût estimé à 1,14 milliard d’euros dans la loi de finance initiale pour 2023 ?  Un faux argument pour elle : l’AME  ne représente que 0.4% des dépenses de santé. Cela coûtera plus cher à la société de prendre en charge des patients sans suivi préalable, seulement dans les cas urgents. Cela créerait un  « appel d’air » pour l’immigration clandestine ? « Une aberration », selon elle. Le taux de non-recours à l’AME atteint 49%. Elle rappelle que l’Espagne avait supprimé son dispositif d’aide en 2012 et l’a rétabli en 2018 après avoir constaté une surmortalité de 22,6%  parmi les étrangers en situation irrégulière, selon une étude de l’Université de Barcelone

Des Châteaux en santé partout

« Je questionne même le dispositif de l’AME. Je ne comprends pas pourquoi il faut un système de sécurité sociale différent pour les gens avec ou sans droit », note la médecin. « Les gens qui ont l’AME ne peuvent pas déclarer de médecin traitant, ils ne peuvent pas bénéficier d’un remboursement à 100%.» Des produits aussi communs que le Spasfon, un anti-spasmodique, ou le Gaviscon, un antiacide, ne sont plus pris en charge.

Ségolène Ernst aspire à voir éclore des Châteaux en santé partout en France. Elle trouvait déjà ses études de médecine, à Grenoble, trop médico-centrées et critique ce « par cœur » qui empêche de « réfléchir ». « Je suis sortie sans savoir ce qu’était la complémentaire santé solidaire, sans être au clair sur ce que les gens étaient censés payer ou pas. » Elle a mené sa thèse sur une évaluation des connaissances et représentation des internes en médecine générale sur l’accès aux soins et les bénéficiaires de la CSS (complémentaire santé solidaire) et de l’AME. Elle constate alors que les stéréotypes, souvent négatifs qui pèsent sur ces bénéficiaires, augmentent durant l’internat.  

Cette volonté de démocratiser l’accès aux soins lui vient de son enfance. Elle a vécu comme une « injustice » le fait que ses parents, qui accompagnaient sa petite sœur lourdement handicapée à l’hôpital, n’y soient pas toujours bien accueillis ou écoutés. L’obstacle n’était pas financier, son père était DRH et sa mère architecte, mais le manque de temps du personnel hospitalier. Aujourd’hui, le personnel du Château en santé donne des cours à la faculté de médecine sur l’accès au droit et les inégalités sociales en santé. 

Ségolène Ernst s’empresse de rejoindre une réunion de son association. Elle est en retard. Cet après-midi là, elle va encore tenter de favoriser un accès aux soins plus égalitaire, certaine qu’« une société qui fait des lois au risque d’augmenter les inégalités est une société qui s’auto-détruit ».

Jean-Baptiste Mouttet


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