Censure

Francesca Musiani, cyber chercheuse : « On ne peut plus aller en Russie ni en Ukraine »

Francesca Musiani a reçu le prix Cyber Chercheuse fin 2023. L’actualité de l’invasion de l’Ukraine a bousculé ses recherches sur l’internet russe.

7 Mar 2024
Francesca Musiani a reçu le prix Cyber Chercheuse en 2023. Crédit : F. Gaty pour FGI France 2023. Graphisme : E. de Crecy
Francesca Musiani a reçu le prix Cyber Chercheuse en 2023. Crédit : F. Gaty pour FGI France 2023. Graphisme : E. de Crecy

 « C’était une surprise de gagner face à deux cryptographes », s’exclame Francesca Musiani, dans un rire espiègle. Cette chercheuse italienne, installée en France depuis 16 ans, a vu son travail primé par le Cercle des Femmes de la Cybersécurité (Cefcys), le 13 décembre dernier au Cyber Women Day à Paris.

Francesca, 40 ans, n’est pas spécialisée dans les messages chiffrés et codes secrets comme ses consœurs, mais dans leur socio-économie, avec un parcours en en droit international et résolution des conflits. Autrement dit, elle analyse depuis des années la protection des données privées, l’industrie de la désinformation, l’usage de l’intelligence artificielle par les autorités publiques, mais aussi des sujets internationaux comme la répression d‘internet par le Kremlin.  « L’actualité percute tout le temps nos recherches. Le fait de devoir suivre constamment l’actualité ça rend plus difficile de prendre du recul et le travail au temps long », explique la chercheuse italienne.

L’analyse des sciences humaines dans la cybersécurité est « au tout début ». Depuis dix ans au CNRS, elle co-pilote maintenant un laboratoire Centre Internet et Société, un vivier de chercheurs. Elle doit prendre des précautions sur sa propre sécurité numérique, réflexe qu’elle a acquis depuis ses recherches sur les pratiques de messageries chiffrées. Dès 2018, en collectif, Francesca Musiani mène des enquêtes de terrain sur la répression et la propagande sur l’internet russe, pour le projet Resistic et sa frise chronologique racontant les censures et les luttes.

Autoritarisme numérique

« Avant la guerre en Ukraine, maintenir des blogs ou des médias alternatifs devait se faire hors du territoire russe pour bénéficier d’une vague indépendance et ne pas se faire défoncer la porte à 3 heures du matin, rappelle-t-elle. Après la guerre en Ukraine, il y a eu une diaspora du personnel technique à tel point que Poutine s’est rendu compte de ce départ en masse et a dit que les informaticiens ne seraient pas appelés au front s’ils restaient ». Pour suivre la situation, elle doit échanger avec ces réfugiés du net russe, installés dans les pays baltes ou en République tchèque. 

Ses recherches sur la Russie avec son équipe sont compilées dans un ouvrage paru récemment « Genèse d’un autoritarisme numérique – Répressions et résistances sur internet en Russie, 2012-2022 », aux Presses des Mines. En Russie, les tournants répressifs ont eu lieu en 2008 avec la création de Roskomnazdor, le gendarme d’internet de Moscou, ou encore avec la très symbolique loi anti-Apple en 2020. Le Kremlin a également sa liste noire de sites à bloquer, jugés « subversifs ou terroristes » ou d’applications pour smartphones comme celle de l’opposant Alexeï Navalny, mort le 16 février dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique. La spécialiste a surtout suivi de près le Telegram Ban, dès avril 2018, quand le service de messagerie a été banni pendant deux ans.

« Ce qui m’avait marqué dans l’usage des technologies des activistes, c’est qu’ils finissaient par utiliser Google et Facebook pour se médiatiser de façon beaucoup plus efficace qu’avec des applications plus chiffrées, sécurisées. Si la police russe les identifiait avec ces applications sur leur téléphone, cela les rendait suspicieux plus que s’ils utilisaient des plateformes américaines », s’étonne-t-elle encore.

En Russie, Francesca Musiani scrute les fournisseurs d’accès à Internet. « Un certain nombre des lois mises en œuvre pendant la dernière décennie montre le virage autoritaire russe. Cela porte sur l’installation de boîtes noires, d’outils techniques qui doivent récolter des données et les stocker, qui peuvent être utilisés par l’acteur central Roskomnazdor, le gendarme fédéral des télécommunications, l’organisme qui a vu ses pouvoirs le plus augmenter au cours de ces dernières décennies »

Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, son terrain est freiné. « On ne peut plus aller en Russie ni en Ukraine mais on peut mesurer le trafic et les flux qui entrent et sortent des pays, s’il y a des blocages », explique-t-elle. Pour y arriver, elle s’appuie sur des technologies pour voir comment circulent les « paquets de données » et sur le travail des associations de lutte pour la liberté numérique comme Ooni. « On regarde l’infrastructure technique et économique d’internet, si les fournisseurs d’accès, les points d’échange en Ukraine sont arrivés à survivre », poursuit-elle. Francesca Musiani a pu observer une forte concentration des sociétés numériques en Russie, signe de cette dérive autoritaire par le Kremlin.  « Au cours des deux dernières années, beaucoup ont fermé et les gros deviennent plus gros, souvent car ils sont davantage “la main du pouvoir “ ».

Daphné Gastaldi


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