Petite enfance

Partie 3 : Lutter contre les dérives

La course au profit peut entraîner des maltraitances dans certaines crèches privées. Les syndicats attendent un plan d’action du gouvernement.

Publié le 10 Jan 2024

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Dernière mise à jour le  10 Jan 2024  à  18h29.

Transcription

Le privé, à but lucratif, se défend d’être le seul responsable de la dérive du secteur des crèches. Les pouvoirs publics sont accusés d’avoir mis en place un système de financement à l’heure – des subventions à l’heure et non à la journée -, aux effets ravageurs, comme dans les hôpitaux.

Cela accentuerait les pratiques de « surbooking » dans le privé. D’habitude, on entend ce terme plutôt pour les compagnies aériennes, qui remplissent trop les avions en pariant sur des annulations. Chaque crèche a un nombre de berceaux précis selon les m² disponibles, selon les employés, mais la loi autorise un « accueil en surnombre » occasionnellement, en cas d’urgence ou de dépannage par exemple. Le problème, c’est quand cela devient systématique, quand on recherche une forte rentabilité au quotidien. 

Sécurité des enfants

C’est le cas dans de nombreuses structures comme dans cette crèche privée du groupe Babilou, sur laquelle nous avons enquêté avec Mathieu Périsse. Elle se situe à Saint-Priest vers Lyon, et accueille 65 enfants en temps normal. Cela peut monter à 78 places occasionnellement. Mais dans cette crèche, c’était devenu la norme à atteindre chaque jour.

En 2021, les inspecteurs de la Protection Maternelle et Infantile dénoncent cette pratique « à la limite de la légalité » et demandent à Babilou de ne pas dépasser une moyenne de 65 enfants sur la semaine.

Babilou se défend, dit que le taux d’encadrement, c’est à dire le nombre d’enfants par adulte, est respecté et que les pics atteints ne durent qu’une heure ou deux. Mais en interne, nous avons découvert des échanges écrits : le responsable du secteur de Babilou a tenté de raisonner sa propre direction  : « Le surbooking ne doit pas se faire quotidiennement et dans de telles proportions ». Il insiste : « Il en va de la sécurité des enfants et de la qualité d’accueil ».

Nous avons retrouvé d’autres messages, des mails envoyés par un manager de Babilou, dans le secteur Grand Est – Sud, que nous surnommerons Monsieur Chiffres. Sa fonction impliquait d’envoyer des relances constamment  par mail pour « rentrer des heures » : « Nous avons 5 800 heures de retard », « plus que 3 400 heures », « encore un petit effort ». Dans ses mails, les crèches en couleur verte sont les bons élèves ; en rouge, sont indiqués les retardataires qui doivent rappeler des familles et faire signer des « bons de commande », c’est-à-dire trouver des enfants, même pour quelques heures dans la semaine.

Une ancienne directrice de crèches de Babilou en Île-de-France nous a montré sa vie régie par des tableaux Excel. Elle a quitté son travail car elle finissait par « voir des dollars au-dessus de la tête des enfants », nous expliquait-elle.

« Des burn-out tout le temps »

Cette stratégie des crèches qui tournent en surrégime est d’autant plus dénoncée qu’il manque du personnel. Les salariées, mal payées et sursollicitées ne restent pas longtemps en poste.

Le 19 octobre, une manifestation nationale était organisée par le mouvement Pas de bébés à la consigne. Parmi les manifestantes, Aïcha Abdallah-Ould, auxiliaire de puériculture en crèche depuis 34 ans. Elle travaille aux Petits Chaperons Rouges à Aix-en-Provence. Elle est syndiquée à Force ouvrière Action sociale.  « Les problématiques que l’on rencontre de partout, c’est-à-dire le surbooking, les manques d’effectif et d’encadrement, [le fait] d’être toujours à la recherche… On travaille avec des non diplômées. Du coup, ça nous demande du travail complémentaire pour pouvoir les encadrer correctement, explique-t-elle au micro de Mediavivant.  Il y a des arrêts maladie en cascade car on a une surcharge de travail impressionnante. Les directrices, qui sont partagées en deux entre la direction du groupe et leur équipe, font des burn-out tout le temps ». Aïcha revendique « des augmentations de salaires d’au moins 10%, le taux d’enfants par encadrant à 5  enfants au lieu de 8, une meilleure formation et une formation continue, et surtout embaucher du personnel qualifié. »

Pendant cette manifestation du 19 octobre, une délégation a été reçue en préfecture. C’est là que nous avons rencontré Aurélie De Brie co-secrétaire du Syndicat national des professionnel.le.s de la petite enfance (SNPPE) et Muriel Schneider, adhérente du même syndicat et de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants.

Muriel Schneider est directrice d’une crèche associative à Marseille, Enfance et Différence. Aurélie de Brie est directrice de micro-crèches dans un grand groupe privé, Les Petits Chaperons Rouges. Toutes les deux ont rejoint le mouvement Pas de bébés à la consigne, qui dénonce depuis 15 ans la dégradation des conditions d’accueil dans les crèches. 

Elles réagissent à l’actualité sur la création d’une commission d’enquête sur les crèches dirigée par deux députés Renaissance et Les Républicains, qui ont pourtant voté contre. « Comment peut-on mettre comme président et rapporteure, deux députés qui ont porté des amendements écrits par la Fédération Française des Entreprises de crèches ? », alerte leur syndicat, dans un communiqué du 13 décembre. « On a peur au niveau de l’impartialité sur cette commission d’enquête », explique Aurélie de Brie. « Les lois qui ont été promulguées ces dernières années vont en faveur des entreprises privées », poursuit-elle.

Début novembre, une mission flash de l’Assemblée nationale a été menée sur les crèches et 54 recommandations ont été faites pour lutter contre la déréglementation du secteur. « Ça paraît idyllique, c’est tellement beau (…) Mais concrètement, sur le terrain, comment ça va se passer ? », interroge Muriel Schneider. « Ces recommandations, c’est ce que Pas de bébés à la consigne réclame depuis des années ! », renchérit Aurélie de Brie. « Pourquoi on n’a pas été entendu avant ? »

Parmi ces 54 recommandations, la co-secrétaire du SNPPE souligne des points forts comme la mise en place de la formation continue, la présence de professionnelles qualifiées, et la baisse recommandée du nombre d’enfants à charge par adulte. 

Depuis un an, Muriel Schneider a le sentiment d’être « un peu plus entendue » mais ce n’est pas suffisant pour empêcher la dérive du secteur. Ces deux directrices de crèches ne s’en tiennent pas aux effets d’annonces du gouvernement et restent « en attente d’actions», avec un calendrier précis. « On est arrivé à un point de rupture », souffle Aurélie de Brie. « Rien n’a changé » pour elle, depuis que le scandale des maltraitances en crèches a éclaté. Si ce n’est l’inquiétude et la pression des parents plus informés des potentielles dérives qui peuvent survenir dans certaines structures. 

Un business comme un autre ?

Depuis l’impact du livre « Le Prix du berceau » et les annonces du gouvernement, nous avons sollicité une interview et envoyé des questions à la nouvelle ministre des Solidarités et des Familles Aurore Bergé et au lobby des crèches, la Fédération Française des entreprises de crèches. Sans réponse à ce jour.
En juin, la lobbyiste Elsa Hervy, qui représente 2 700 établissements de crèches, insistait : « la maltraitance des enfants est d’abord une faute individuelle ». Contrairement à ce que le rapport de l’IGAS ou cette enquête démontre : les maltraitances économiques sur les salariées font le lit de la maltraitance sur les enfants.

Pour le lobby, les entreprises ne sont « pas le problème mais l’une des solutions ». Les problèmes sont pour eux la pénurie de personnel et le manque de formation. L’organisation renvoie aux problèmes du secteur public également. 

En vingt ans de privatisation du secteur, un glissement s’est opéré. Des entreprises de crèches, aux valeurs pédagogiques fortes au départ, sont de plus en plus dirigées par des considérations purement financières. Ces dernières années, des directrices de crèches ont vu leur métier changer au point de devenir des commerciales, jusqu’à devoir distribuer des flyers parfois. Elles voient arriver des supérieurs ou des cadres dirigeants qui ne connaissent pas toujours le monde de la petite enfance, et peuvent venir des laboratoires bioMérieux comme de Pizza Hut, Danone, Etam ou de cabinets de conseils KPMG. Comme si les crèches, l’accueil de bébés, étaient un business comme un autre. 

Les professionnelles attendent beaucoup de la mise en place d’un service public de la petite enfance, pour limiter les dérives de la marchandisation du secteur. Les prochains mois seront cruciaux pour l’avenir des enfants dans ces structures. 

En espérant qu’il n’y ait plus de crèches low cost en France.

Daphné Gastaldi


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